L'automobile suisse en crise
Les concessionnaires craignent des sanctions financières massives

Le secteur automobile suisse est en difficulté face aux nouvelles règles CO2. Le CEO d'Emil Frey supplie le ministre Albert Rösti d'intervenir et blâme le manque d'appui de Berne. La baisse des ventes de voitures électriques met l'industrie en danger.
Publié: 09:29 heures
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Dernière mise à jour: 11:48 heures
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2024 au Salon de l'auto de Genève: le conseiller fédéral Albert Rösti était auparavant le principal lobbyiste automobile Suisse.
Photo: Keystone
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Reza Rafi et Raoul Schwinnen

Jeudi, une lettre est arrivée dans l'antichambre d'Albert Rösti. Datée du 8 janvier, elle exprime les préoccupations du patron de l'importateur automobile Emil Frey, Gerhard Schürmann. Il déplore la situation délicate et d'urgence de la branche automobile et estime qu'il s'agit d'une «conséquence directe d'une politique menée depuis des années au niveau fédéral». Il dénonce le manque de flexibilité de Berne et demande au ministre des transports d'agir: «Nous comptons à court terme sur la politique et l'administration.» En d'autres termes: nous comptons sur toi, Albert.

La vente de voitures électrique en redescente

La lettre de Gerhard Schürmann porte sur le projet d'ordonnance sur le CO2, en discussion depuis l'été dernier. Ce projet découle du large soutien populaire en 2023 à la loi sur le climat, visant l'objectif zéro émission de gaz à effet de serre d'ici 2050. Jusque là, la Suisse devra s'assurer que ses émissions ne dépassent pas la capacité d'absorption des réservoirs naturels et techniques.

Le projet cible également le trafic motorisé et la menace de sanctions dans le secteur devient un point de friction. Les responsables proches d'Albert Rösti veulent sanctionner l'industrie automobile nationale, car les ventes de voitures électriques s'avèrent être bien en dessous des prévisions. En opposition, le secteur réclame plus de temps pour cette transition, mais l'administration reste ferme, arguant qu'elle applique simplement la volonté du peuple.

«Si la population suisse n'achète pas plus de véhicules électriques comme l'exige la Confédération, elle risque de devoir payer des pénalités annuelles pouvant atteindre un demi-milliard de francs», prévient de son côté Peter Grünenfelder, président de l'association professionnelle Auto Suisse. Pour éviter cela, il faudrait vendre cette année deux fois plus de voitures électriques qu'en 2024, alors que les ventes de voitures purement électriques ont baissé de plus de 10% l'année dernière.

Albert Rösti, ancien lobbyiste automobile

Le président du conseil d'administration du Groupe Emil Frey, dont le CEO a rédigé la lettre, est l'ancien conseiller national et éminent collègue de parti d'Albert Rösti, Walter Frey. Il est également notable qu'Albert Rösti, avant de devenir conseiller fédéral, a été le prédécesseur de Peter Grünenfelder en tant que principal lobbyiste automobile suisse. Cette expérience pourrait placer le conseiller du côté de la branche automobile, un secteur auquel il reste lié par sa formation et sa carrière.

Ainsi, Albert Rösti se retrouve assis sur une bombe à retardement. C’est en tout cas ce que le magistrat de l'UDC doit certainement ressentir depuis qu'il a pris les rênes du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), le 1er janvier 2023. En effet, ce département n’est pas un simple ministère, mais un empire qui compte plus de 2500 collaborateurs, un budget annuel de plus de 11 milliards de francs et sept offices fédéraux responsables du destin du pays, allant de l'approvisionnement en électricité à la politique de communication, en passant par les transports.

Le conflit avec l'ARE

Jusqu'à l'arrivée d'Albert Rösti, le DETEC a été dirigé pendant 27 ans par ses prédécesseurs du PDC et du PS. La gestion des ressources humaines, influencée par l'idéologie politique, a ainsi créé des tensions. Sur certains dossiers, Albert Rösti s'oppose même à certains de ses collaborateurs. Un exemple récent: lors du référendum sur l'extension des autoroutes, une étude controversée de l'Office fédéral du développement territorial (ARE) a fuité, révélant que les coûts environnementaux et sanitaires du trafic étaient bien plus élevés que prévu. Suite à cela, Maria Lezzi, directrice de l'ARE, a annoncé son départ.

L'Office fédéral de l'énergie (OFEN), chargé de la réglementation automobile, est dirigé par Benoît Revaz. Ancien de chez Alpiq, il a été nommé à ce poste par Doris Leuthard, ancienne cheffe du DETEC. Bien que son directeur conduise un véhicule à combustion dans sa vie privée, comme il l'a mentionné en 2022 dans la «Schweizer Illustrierte», l'OFEN va imposer des exigences sévères aux concessionnaires suisses: dès cette année, la moitié des voitures neuves vendues devront être électriques.

Selon l'enquête de Blick, une rencontre a eu lieu le 16 décembre entre Albert Rösti, la direction de l'OFEN et des représentants de la branche automobile. Lors de la discussion, l'office fédéral est restée ferme sur ses positions. Albert Rösti, fan de voitures, se retrouve dans le pétrin.

Les manquements de la politique

Le problème est que la réalité des faits est loin de l'utopie de la Berne fédérale. Fin 2024, la part de l'électromobilité dans les véhicules nouvellement immatriculés n'était que de 28% et ce taux stagne. Cela s'explique notamment par le fait que l'industrie automobile européenne a raté le coche. Par exemple, Mercedes a laissé partir ses meilleurs développeurs, qui travaillent aujourd'hui pour le groupe Tesla, et la Chine est sur le point de détourner complètement son trafic routier du pétrole. Mais les défaillances de la politique suisse des transports sont également responsables de cette situation. La majorité bourgeoise a nettement freiné tout ce qui concerne la transition écologique. Avec comme conséquence, un réseau de stations de recharge bien trop lacunaire. Aujourd'hui, un conducteur cherchant à acheter une voiture à bas prix aura toujours tendance à préférer une voiture à essence. Contrairement à la Scandinavie ou à l'Asie de l'Est, les incitations à l'achat d'une voiture électrique font tout simplement défaut dans notre pays.

«
L'infrastructure dans le pays n'est pour le moment absolument pas suffisante, et ne le sera pas non plus dans les trois ou quatre prochaines années
Hubert Waeber, président du HC Fribourg-Gottéron et gérant de douze garages.
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Pour changer cela, Benoît Revaz souhaite bouleverser le marché automobile suisse en imposant des pénalités sévères aux vendeurs, rétroactives à partir du 1er janvier 2025. Pour un secteur automobile déjà en crise, cette mesure représente un coup dur. Ces coûts supplémentaires ne peuvent être répercutés sur les acheteurs sans nuire considérablement à l'économie. Avec des marges parfois proches de zéro, cette évolution pourrait mettre en péril l'existence de nombreuses entreprises, menaçant la troisième économie d'importation de la Suisse.

Mise en garde contre la «mort des garages»

Hubert Waeber, connu en tant que président du club de hockey sur glace HC Fribourg-Gottéron, gère douze garages à Bulle, Fribourg et Bienne qui comptent 160 employés au total. «Personnellement, je suis un fan des voitures électriques. Elles sont silencieuses et faciles à conduire», dit-il. Mais selon lui, l'infrastructure dans le pays «n'est pour le moment absolument pas suffisante, et ne le sera pas non plus dans les trois ou quatre prochaines années». Rien que pour ses employés, s'ils conduisaient tous une voiture électrique, il devrait avoir douze stations de recharge par entreprise. Hubert Waeber n'est «pas contre des normes plus strictes» et souligne qu'il faut prendre soin de l'environnement, «mais on ne peut pas aller à ce rythme», conclut-il.

Pire encore, les premiers retours des voitures électriques en leasing affichent des valeurs résiduelles trop élevées, entraînant des pertes lors de leur revente. Les concessionnaires peinent à écouler leurs stocks. «Les coûts d'intérêt augmentent et les marges diminuent», explique Hubert Waeber, qui alerte sur une possible «disparition des garages». Sa solution: des amendes réduites, des règles alignées sur celles de l'UE et davantage de temps.

Un «Swiss Finish» controversé

Le président d'Auto Suisse, Peter Grünenfelder, alerte sur une crise existentielle pour l'économie automobile suisse, soulignant que les mesures de l'Etat rendraient presque impossible une activité commerciale rentable. Selon lui, ces décisions menacent la compétitivité du secteur, qui emploie plus de 100'000 personnes et regroupe plus de 4000 entreprises. Il met en garde contre des suppressions massives d'emplois, l'affaiblissement du réseau de concessionnaires et la fermeture de garages.

À cela s'ajoute le fait que l'OFEN souhaite adopter des règles encore plus strictes que celles de l'UE sur certains points. Le «Swiss Finish» devrait par exemple entraîner des pénalités d'environ 15'000 francs pour les voitures importées, ce qui correspondrait à un tiers du prix d'achat.

Un expert en droit se prononce

La démarche de l'OFEN a poussé la branche automobile à solliciter une expertise du professeur de droit de l'Université de Saint-Gall, Peter Hettich. Bien que l'expertise puisse être perçue comme partisane de la branche automobile, Peter Hettich est une référence en droit public économique. Dans son rapport de 102 pages, qu'a consulté Blick, il adopte une position plus nuancée que celle défendue par le lobby automobile. Sur certains points, Peter Hettich critique sévèrement l'OFEN, notamment concernant le prélèvement rétroactif d'amendes ou taxes, qu'il juge illégal. Il souligne l'absence de base légale pour les modifications de la loi et de l'ordonnance sur le CO2, faute de référendum. Il conteste également l'affirmation de l'OFEN sur l'absence de marge de manœuvre pour des valeurs indicatives et considère que le «Swiss Finish» va à l'encontre de la volonté du Parlement.

L'Office fédéral de l'énergie préfère ne pas commenter cette affaire pour l'instant. La porte-parole indique qu'une évaluation est en cours et que, comme d'habitude, l'office examinera les réactions reçues avant de déterminer s'il faut adapter le projet. Aucun commentaire ne sera fait sur les déclarations relatives au projet avant la décision du Conseil fédéral.

En fin de compte, c'est le Conseil fédéral qui décidera de la forme finale de l'ordonnance. A ce moment-là, Albert Rösti devra prendre position. D'après les informations de Blick, d'autres acteurs, comme le Groupe Amag, ont également contacté le Bernois pour soumettre la même demande que celle du Groupe Emil Frey.

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