Nous sommes jeudi 13 mars, sous la Coupole du Palais fédéral. La délégation suisse du Conseil de l'Europe reçoit une visiteuse venue d'Ukraine, du nom de Lesia Vasylenko. Cette femme de 37 ans, connue à Kiev comme avocate des droits de l'homme, siège au Parlement ukrainien et s'affiche volontiers sur les réseaux sociaux, souriante, aux côtés de l'ex-premier ministre canadien Justin Trudeau ou encore lors de la réception du chef du gouvernement britannique Keir Starmer.
Elle veut en découdre
Cette fois, cependant, l’invitée prestigieuse n’est pas venue en Suisse avec des intentions amicales. Lesia Vasylenko est arrivée en tant que rapporteuse pour le Conseil de l’Europe, où elle fait partie de la délégation ukrainienne. Elle est en mission d'établissement des faits, (Fact-Finding Mission) un terme généralement associé à de graves violations des droits humains, à des crimes de guerre ou encore à des catastrophes naturelles. Et cette fois, c'est la Confédération qui est dans son viseur.
En effet, un orage politique est en train de se former à Strasbourg contre la Suisse, qui risque d’être condamnée par une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Et c’est sur la base des conclusions de Lesia Vasylenko que cette résolution pourrait être adoptée.
Les opposants à Poutine comme déclencheur
Que s’est-il donc passé? En résumé, on pourrait dire que la Suisse est rattrapée par un vieux dossier juridique. Mais reprenons depuis le début: à l’origine de cette affaire se trouve le cas rocambolesque, désormais bien connu, de l’investisseur britannico-américain et opposant à Poutine, Bill Browder. Autrefois associé au président russe, il a rompu avec lui au milieu des années 2000.
En 2007, l’appareil de pouvoir de Poutine a pris le contrôle de trois entreprises appartenant à Hermitage, la société de Bill Browder, et a distribué illégalement 230 millions de dollars à des tiers. Ces fonds ont ensuite été blanchis dans plusieurs pays, dont la Suisse. Bill Browder n’a rien pu faire et pire encore: son fiduciaire russe, Sergueï Magnitski, qui avait révélé l’affaire, a disparu dans une prison russe, où il a été battu à mort en 2009.
La véritable raison de l'intervention de Lesia Vasylenko contre la Suisse n'émane toutefois pas ce roman policier, mais de ses suites: Bill Browder a entamé en 2011 une lutte acharnée avec la justice fédérale en déposant une plainte pénale pour blanchiment d'argent. 18 millions de dollars ont été trouvés et gelés sur des comptes suisses.
Sur cette somme, 4 millions ont été confisqués, car considérés par les procureurs comme faisant clairement partie du butin. Mais les 14 millions restants ont été restitués, ce qui a poussé Bill Browder à contester cette décision jusqu’au Tribunal fédéral, en vain. Le 30 janvier de cette année, sa plainte a été rejetée.
La justice suisse a alors été critiquée à l’international, et l’indépendance du policier fédéral chargé de l’enquête, Vinzenz Schnell, et de l’ancien procureur général Michael Lauber ont été remises en question. Le premier a été condamné pour acceptation d’avantages, tandis que le second continue de contester fermement les accusations portées contre lui.
Contre la restitution des recettes
Depuis sa défaite juridique, Bill Browder ne mène pas seulement une campagne contre Vladimir Poutine, mais également contre la Suisse. Dès lors, la Confédération se retrouve soudainement sous le feu des critiques au niveau européen, avec un soutien actif venu d’Europe de l’Est. Le 23 avril 2024, l'Estonien Eerik-Niiles Kross, membre du Conseil de l'Europe, a déposé une motion devant la commission des affaires juridiques et des droits de l’homme. Son objectif: faire adopter une résolution contre la Suisse.
Le titre officiel de la demande, qui porte le numéro 15981, est le suivant: «Les produits du crime dénoncé par Sergueï Magnitski retrouvés en Suisse ne doivent pas être restitués à leurs auteurs présumés».
Le 3 mars, la commission a entendu Bill Browder à Paris et ce dernier avait à ses côtés Mark Pieth comme témoin, dont l'engagement suscite la controverse. En 2023 déjà, la «NZZ» voyait en ce professeur de droit pénal de Bâle une figure ambivalente, jouant un double rôle au service de Bill Browder
Lesia Vasylenko s'est proposée comme rapporteuse pour le compte du Conseil de l'Europe. Mais l'Ukrainienne, qui dispose d'un excellent réseau, ne s'est pas arrêtée à l'affaire elle-même, et a profité de l'occasion pour lancer une attaque en règle contre la Suisse.
Dans une lettre datée du 2 décembre 2024 adressée à la commission, elle annonce sa mission et critique durement la Confédération. Elle salue certes l’adoption par Berne des sanctions internationales contre la Russie en 2014, mais estime que les informations disponibles sur l’affaire Browder sont préoccupantes. Selon elle, «il existe un grand risque que le système bancaire suisse devienne une cible attrayante pour l’argent sale russe.»
Une quasi-légalisation du blanchiment en Suisse?
Elle ne présente aucune preuve à l'appui de cette affirmation péremptoire et met néanmoins en garde contre une quasi-légalisation du «blanchiment d'argent de plus en plus sophistiqué» par la Russie, qui pourrait s'établir en Suisse; cela se produirait dans la mesure où «les criminels acceptent qu'une partie de la fortune tombe en déshérence, alors qu'ils peuvent conserver la majeure partie des biens acquis de manière illicite».
L'Assemblée du Conseil de l'Europe n'a pas à s'immiscer
Ces accusations sévères suscitent des critiques dans notre pays. Le conseiller national UDC Alfred Heer est président de la délégation suisse au Conseil de l'Europe et ne fait pas de cadeau au rapport de Lesia Vasylenko. «La Suisse est un Etat de droit. L'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe ne peut quand même pas penser qu'elle peut s'immiscer dans les affaires judiciaires de la Suisse».
Si le rapport est adopté sous sa forme actuelle, il faudra revoir la politique ukrainienne de la Suisse, ainsi que son adhésion au Conseil de l'Europe: «Nous envoyons des milliards à Kiev», a déclaré le conseiller national, et par conséquent, ce dernier estime qu'il est «d'une arrogance inouïe qu’une Ukrainienne se pose en autorité morale.» Aussi, le politicien du parti agrarien appelle la Suisse à se demander si elle doit continuer à financer l’Ukraine.
«Des reproches complètement généralisés»
Marianne Binder-Keller, conseillère aux Etats du Centre et vice-présidente de la délégation, fait remarquer que le rapport est encore provisoire et donc confidentiel. Elle comprend que l’affaire Magnitski soit examinée, mais estime que «la Suisse l’a déjà fait d'elle-même.»
Elle rejette les accusations qu'elle estime généralisantes contre le pays: «Nous avons l’une des législations les plus strictes au monde contre le blanchiment d’argent. »
Selon la centriste, le rapport sera encore discuté au sein de la délégation suisse et de toute façon au sein de la commission compétente du Conseil de l'Europe.
La Suisse est-elle immorale et hypocrite?
En revanche, la conseillère aux États socialiste Franziska Roth est d'un tout autre avis. «Il n'y a guère de pays en Europe qui apporte aussi peu d'aide humanitaire, financière et économique à l'Ukraine que la Suisse».
Elle critique le fait que la Confédération contourne certaines sanctions en autorisant des négociants en matières premières à effectuer des transactions interdites par l’UE depuis Zoug ou Genève: «C’est immoral et hypocrite.»
Lesia Vasylenko a annoncé qu’elle enverrait «une lettre avec des questions» à ses collègues suisses concernant le comportement des autorités. Ce conflit diplomatique est particulièrement délicat alors que le Conseil fédéral cherche à se rapprocher de Kiev dans le cadre de ses bons offices.
Que ce soit avec le plan de cinq milliards pour la reconstruction, les sanctions contre Moscou ou la conférence de Bürgenstock, l’initiative de l'Ukrainienne jette une ombre sur la politique suisse à l’égard de l’Ukraine.
Le chef du groupe PLR Damien Cottier fait également partie de la délégation suisse. Il a longtemps été membre de la commission compétente du Conseil de l'Europe et a soutenu l'Ukraine dans son travail sur les atrocités de la guerre russe. Il ne souhaite pas commenter le rapport provisoire, invoquant le secret de fonction.
Le Ministère public de la Confédération ne veut pas la rencontrer
Au printemps, la version finale sera renvoyée à la commission du Conseil de l'Europe, selon le PLR. «J'espère qu'elle sera équilibrée». Lors de sa visite, la rapporteuse a rencontré, outre des députés du Conseil de l'Europe, des personnes luttant contre le blanchiment d'argent ainsi que des représentants du Département des affaires étrangères.
Interrogé, le DFAE laisse entendre qu'il ne croit guère aux reproches de Lesia Vasylenko: indépendamment des mesures de contrainte qui ont été prises depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la Suisse dispose d'un «dispositif robuste de défense contre les fonds illégaux». Ce dispositif est de plus en plus développé en accord avec les normes internationales.
Le Ministère public de la Confédération a refusé une rencontre proposée par la rapporteuse, car le sujet est de nature politique et non juridique. Néanmoins, l'ambitieuse politicienne a déclaré vouloir suivre de près «les développements juridiques en Suisse».