Un mot d’ordre: s’aligner. Du moins, c’est ce que semble être la stratégie de la Suisse depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le Conseil fédéral, mais aussi les grandes entreprises du pays, font des efforts considérables, parfois même de grands-écarts, pour jouer la conciliation avec la nouvelle administration. Ceci, malgré d’évidentes différences en termes de valeurs et de visions politiques. Une approche qui frise parfois l’absurde.
Pas de distance critique
Exemple abondamment commenté, la présidente de la Confédération, Karin Keller-Sutter, a fait l’éloge du discours de JD Vance à Munich. Pourtant, le vice-président américain infligeait à l’Europe une leçon de liberté d’expression discutable. Car cette liberté ne s’applique manifestement qu’aux idéologies que son équipe défend.
Donald Trump n’a pas hésité, en effet, à fouler aux pieds la liberté d’expression de ses opposants, qui représentent tout de même 48,3% des électeurs, supprimant des milliers de contenus liés au changement climatique ou aux politiques d’égalité, censurant des enseignements sur les questions de race et de genre dans les universités, abrogeant des lois sur la diversité et les droits LGBTQ, boycottant la principale agence de presse du pays, AP.
Dès lors, même si l’on admettait que l’ordre qui précédait le deuxième mandat de Trump était rigide, intolérant et de moins en moins démocratique, l’évidence, après seulement deux mois en poste, est que la nouvelle équipe ne peut se targuer de mieux respecter la liberté d’expression (qui par définition concerne les idées avec lesquelles le pouvoir n'est pas d'accord).
Dès lors, c’est par son absence de distance critique que la position de Karin Keller-Sutter étonne. En qualifiant son discours de «plaidoyer pour la démocratie», à tonalité «libérale», la ministre du Parti libéral radical (PLR) a donné le sentiment d’un exécutif helvétique qui se sur-adapte pour rester dans les bons carnets des nouveaux cadors en place, quitte à fermer un peu les yeux sur la réalité.
Dans la même veine, son collègue PLR, Ignazio Cassis, a «salué» le processus de paix initié par Donald Trump avec Vladimir Poutine, même si ce processus exclut l’Europe (et la Suisse) des négociations sur l’avenir de l’Ukraine.
Cet alignement systématique sur les positions américaines contraste avec les positions de la France d’Emmanuel Macron, par exemple. Ce dernier n’a pas hésité à marquer ses désaccords avec l’équipe Trump. Pour répondre au duo américano-russe qui exclut l’Europe, la France a organisé en urgence un Sommet de Paris sur la sécurité le 17 février, pour tenter d’imposer une autre approche.
Pas de recherche d'alternatives
Dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), la Suisse a également cherché la voie de la conciliation. Les Etats-Unis (déjà sous Biden) l’ont exclue sans explications de la liste des 18 pays pouvant importer des puces IA américaines de façon illimitée.
Le Conseil fédéral tente de discuter avec Washington depuis fin janvier pour voir s’il est possible de revenir sur cette décision. La Suisse ne semble pourtant pas oser entamer d’autres partenariats, en particulier avec la Chine, qui s’impose comme un autre leader mondial dans ce domaine.
Par contraste, Emmanuel Macron, bien que son pays soit considéré comme un allié stratégique des Etats-Unis et garde l’accès illimité aux puces IA américaines, s’est montré plus offensif. L’Elysée a organisé les 6-7 février un sommet sur l’IA européenne qui veut soutenir des alternatives continentales aux acteurs américains. Il a signé avec la Chine et l'Inde une charte porteuse d'une vision éthique de l’IA.
Pas de grand marché à brandir
De même, lorsque les Etats-Unis ont annoncé, le 10 février, des tarifs douaniers de 25% sur l’acier et l’aluminium, à partir du 12 mars, Bruxelles (sous l’impulsion de la France) a répliqué dès le lendemain, promettant de réagir «fermement et immédiatement».
En Suisse, en revanche, les producteurs d’acier et d’aluminium, que ce soit Swiss Steel ou Stahl Gerlafingen, sont restés discrets face à la mauvaise nouvelle. Depuis des années, ces groupes subissent des effets protectionnistes en cascade: à la fois ceux de taxes américaines antérieures, datant du premier mandat de Trump, et ceux des restrictions imposées par l’Europe en réaction à ces taxes. Tandis que Stahl Gerlafingen est exposé au marché européen, Swiss Steel génère 10% de son chiffre d’affaires aux Etats-Unis. Sur un an, le cours de son action perd 90% de sa valeur.
Quant aux autorités bernoises, elles n’ont pas pris la parole au sujet des tarifs américains. Mi-janvier à Davos, Guy Parmelin avait fait flotter l’idée de relancer un accord de libre-échange Suisse-USA, dont l’espoir semble toutefois s’être dissipé, la Suisse n’étant pas la priorité de cette administration.
Clairement, le monde suisse des affaires manque de cartouches de négociation dans ce nouveau paradigme très marchand. Un contexte où Donald Trump ne veut plus se mêler de la guerre en Ukraine, mais préfère vendre des armes de défense à l’Europe et à Kiev et obtenir l’exploitation des minerais et terres rares d’Ukraine en échange d'aides futures et pour se faire rembourser l’aide déjà apportée.
Pas le luxe de critiquer
La Suisse, qui n’a pas un grand marché à offrir en échange de son accès aux grands marchés, ne peut que jouer la carte d’un certain pragmatisme, qui peut trancher avec des économies plus grandes, comme la France. Si personne ne monte aux créneaux, c'est parce que critiquer les décisions de Trump ne ferait qu’attirer d’autres sanctions, qu’aucun acteur de la place helvétique ne veut subir. C’est aussi pourquoi les grandes entreprises suisses ont été les premières à chercher les bonnes relations avec le nouvel occupant de la Maison-Blanche.
Rappelons qu'à Davos, les patrons d’UBS, de Novartis ou de la Zurich Assurances s’étaient montrés élogieux face au modèle américain, se focalisant uniquement sur les aspects économiques et réglementaires. Le patron de Novartis avait même relativisé les inquiétudes face à l'arrivée du pourfendeur du secteur pharmaceutique, Robert Kennedy Jr, ajoutant que travailler avec cette nouvelle administration était une «aubaine», notamment pour ce qui concerne dérégulation des prix des médicaments.
Pas d'avantages éternels
Derrière ces opérations de relations publiques d’acteurs suisses si bien disposés, l’évidence: l’Amérique est le partenaire numéro un de la Suisse économique.
Ce marché représente une part essentielle des chiffres d’affaires des grands groupes. Au niveau du commerce extérieur de la Suisse, on ignore souvent que celle-ci enregistre un déficit commercial face à l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne, tandis qu’elle est excédentaire face aux Etats-Unis: en 2023, la Suisse a exporté 30 milliards de plus que ce qu’elle a importé des Etats-Unis.
La question, désormais, est pour combien de temps? Les nouvelles mesures protectionnistes américaines pourraient bien changer la donne. Et la stratégie de la conciliation s’avérer aussi peu glorieuse qu'inefficace pour inverser le cours des événements.