Petros Mavromichalis est un fan de football, supporter du VfB Stuttgart et des Young Boys. Lorsque Blick l'a rencontré, l'ambassadeur de l'Union européenne (UE) à Berne, 60 ans, se réjouissait déjà des matches de la Ligue des champions prévus en soirée (les Bernois ont finalement perdu contre Belgrade 0-1)
L'ambassadeur d'origine grecque était censé retourner à Bruxelles à l'été 2024. Mais son mandat a été prolongé, alors que les négociations bilatérales entraient dans leur dernière ligne droite. Elles se sont conclues en décembre et un nouveau paquet d'accords Suisse-UE est maintenant sur la table.
Petros Mavromichalis, vous quitterez la Suisse fin août. Comment avez-vous vécu ces années à Berne?
Ce fut une expérience très agréable et passionnante. Je suis un fan de la Suisse.
L'UE est souvent critiquée en Suisse. Ce n'est pas un peu difficile d'être son ambassadeur?
Il y a en Suisse un grand intérêt pour l'Union européenne. Certains aiment l'UE, d'autres la détestent, mais peu sont indifférents. C'est ce qui rend mon travail intéressant. Même s'il m'arrive parfois d'être surpris lorsque j'entends certains reproches. J'essaie à chaque fois de répondre avec des arguments objectifs.
On veut des exemples...
Les Suisses comprennent que cette relation est importante pour les deux parties. La Confédération est le quatrième partenaire commercial de l'Union et nous sommes de loin le plus grand partenaire commercial de la Suisse. Nous partageons les mêmes valeurs et, en tant que pays européens, voisins pour plusieurs d'entre eux, nous ne pouvons avoir de l'influence dans un monde de plus en plus instable que si nous agissons ensemble.
Le résultat des négociations entre la Suisse et l'UE est désormais sous clef. Comment le jugez-vous?
C'est un résultat très solide, bon, dont les deux parties peuvent être satisfaites. Nous avons fait un pas en avant. Nous pouvons dorénavant stabiliser et renforcer cette relation importante pour les deux parties.
En Suisse, on n'a pas entendu beaucoup d'enthousiasme de la part du Conseil fédéral ou des partis. Êtes-vous déçu que personne, ou presque, n'ait salué l'accord?
Le Conseil fédéral soutient le résultat. C'est aussi pour cette raison que je suis un peu surpris – et déçu – que des partis comme le Centre, le Parti libéral-radical (PLR) et le Parti socialiste (PS), qui soutiennent la voie bilatérale, ne montrent pas plus d'enthousiasme que cela. Dommage: tout ce que la Suisse a souhaité dans ces négociations, elle l'a obtenu.
Vous savez qu'il y a de sérieux obstacles dans l'opinion, comme la protection des salaires...
La protection des salaires n'est pas une invention suisse. Les pays de l'Union européenne se protègent, eux aussi, contre le dumping salarial, notamment ceux où les salaires sont les plus élevés au sein de notre bloc. Le principe «à travail égal, salaire égal» est inscrit dans le droit européen. Les salaires n’ont baissé dans aucun des 27 États-membres. Pourquoi cela devrait-il se produire en Suisse?
Les syndicats, en Suisse, ne sont pas d'accord..
Nous avons fait des concessions à la Suisse. Nous avons accepté les mesures d'accompagnement actuelles sous une forme adaptée et nous lui avons assuré qu'il n'y aurait pas de recul en matière de protection salariale. Nous sommes allés aussi loin que nous pouvions. Toutes les autres questions litigieuses sur l'adaptation de la protection des salaires relèvent de la politique intérieure. Les partenaires sociaux suisses doivent se mettre d'accord avec le gouvernement.
Les syndicats craignent toutefois le dumping salarial par rapport à la réglementation des frais: un ouvrier pourrait venir de Roumanie pour travailler en Suisse, mais il ne reçoit que les taux de frais roumains pour la nuit d'hôtel.
J'entends parler de cette crainte. Mais en réalité, plus de 80% des travailleurs détachés viennent des pays voisins. Or les taux de frais y sont comparables à ceux de la Suisse. Les travailleurs détachés des pays à bas salaires ne représentent qu'une infime partie du volume de travail.
La réglementation des frais dont il est question a été adoptée par nos Etats membres, après deux ans et demi de discussions difficiles. Vous devez comprendre que les 27 pays de l'UE ne souhaitent pas revenir sur ce compromis. Et je le répète: la protection des salaires fonctionne chez nous. Pourquoi y aurait-il des problèmes en Suisse?
En dehors des syndicats, c'est surtout le camp de la droite conservatrice qui est critique sur l'accord. L'UDC parle d'un «contrat de soumission».
Aujourd'hui, les critiques parlent de «contrat de soumission». Lors de la votation sur le référendum sur l'adhésion de la Suisse à l'Espace économique européen (EEE) en 1992, ils qualifiaient cette proposition de «coloniale». Ce genre de termes relèvent de la pure polémique. On a mené la population suisse sur une fausse piste.
Que voulez-vous dire par là?
Prenons l'exemple de l'EEE. La Norvège est un pays riche qui tient à sa souveraineté, elle a rejeté à deux reprises l'adhésion à l'UE. Mais elle fait néanmoins partie de l'EEE, et est très heureuse de ce soi-disant «traité colonial». Le traité est également largement accepté au Liechtenstein et en Islande. Ces slogans n'ont définitivement rien à voir avec la réalité.
Avec ce nouvel accord, la Suisse peut certes rejeter le droit européen, mais sous risque de sanctions. Est-ce vraiment une égalité des droits?
Lorsqu'un Allemand roule sur l'autoroute en Suisse, il doit respecter les règles suisses. Il ne peut pas dire: «Je viens d'Allemagne, il n'y a pas de limite de vitesse là-bas.»
Si la Suisse veut participer au marché de l'UE, elle doit aussi se conformer aux règles communes qui y sont en vigueur. Mais il n'y a pas de pénalités, c'est un mensonge. Il s'agit de mesures compensatoires afin de préserver une concurrence loyale.
Pour le règlement des litiges, un nouveau tribunal arbitral devra en dernier lieu consulter la Cour de justice de l'UE. La Suisse a-t-elle une chance de se faire entendre?
Le tribunal arbitral est une concession faite à la Suisse! Ce tribunal est composé de manière paritaire par les deux parties et statue de façon autonome. Ce n'est que lorsque le droit du marché intérieur de l'UE est concerné qu'il doit s'en tenir à l'interprétation de la Cour de justice européenne. Car le marché intérieur est constitué de règles communes pour tous. Si les mêmes normes juridiques sont interprétées différemment en Suisse qu'en Allemagne ou en France, il ne s'agit plus d'un marché intérieur.
Les opposants issus du milieu de l'économie craignent que les entreprises suisses soient confrontées à beaucoup de bureaucratie.
Au contraire, l'Union européenne a énormément allégé la bureaucratie grâce au marché intérieur! Et notre mot d'ordre actuel est d'aller vers encore plus de simplification! La vérité est que le droit européen implique des règles identiques pour les 27 Etats membres. Imaginez si les entreprises devaient respecter des normes différentes pour chaque pays de l'Union européenne. Pour rappel, les entreprises suisses doivent de toute façon déjà se conformer à ces règles si elles souhaitent exporter sur le marché européen. Idem lorsqu'elles veulent vendre des produits en Chine ou aux Etats-Unis: elles doivent adapter leurs produits aux règles en vigueur dans ces pays.
La Suisse est le quatrième partenaire commercial de l'UE. Or selon ces projets d'accords bilatéraux, la Confédération devra débourser 350 millions de francs par an pour contribuer à la «cohésion» de l'Union. Normal?
Oui, car cette contribution a justement pour but de faire progresser partout les niveaux de revenus et de salaires. Si vous ne voulez pas que tous les gens issus des régions pauvres de l'Union viennent en Suisse, il est aussi dans votre intérêt de renforcer la croissance dans les régions plus faibles économiquement. Tous les pays qui participent au marché intérieur de l'UE contribuent à cette cohésion. Pourquoi la Suisse devrait-elle être l'exception?
On parle là de sommes énormes...
350 millions, cela représente 38 francs par habitant. Or la Suisse profite bien plus que la plupart de nos partenaires de sa participation au marché intérieur de l'UE. Une étude indépendante estime ce bénéfice à plus de 3000 francs par an – et par habitant. En comparaison, cette contribution financière est minime.
Vous devez négocier avec la riche Suisse. Agit-elle un peu comme un enfant capricieux?
Il est légitime que la Suisse essaie d'obtenir le meilleur pour elle-même. Si elle peut obtenir le beurre et l'argent du beurre, c'est tout bénéfice. Mais malheureusement, les affaires ne fonctionnent pas comme cela. Les négociations sont toujours un échange donnant-donnant. Le résultat actuel est un bon compromis.
En Allemagne, Friedrich Merz a annoncé vouloir renforcer le contrôle des frontières. L'UE peut-elle tenir son principe de libre circulation dans ce contexte?
Je pense que oui. Les règles de Schengen ne prévoient pas de contrôles aux frontières au sein de l'UE. Ce principe reste inchangé. Rétablir les contrôles systématiques n’est pas une solution, comme on a pu le voir durant la pandémie de Covid-19. Le plus important aujourd'hui, est de renforcer les contrôles parallèles aux frontières extérieures de l'espace Schengen. Ils sont prévus. Il faut les renforcer.
En Suisse, le débat sur le résultat de ce nouveau round de négociations bilatérales est lançé. Que se passera-il si les projets d'accords sont rejetés?
Notre relation subira un coup d'arrêt, reculera et se dégradera. Nous ne concluerons pas de nouveaux accords. Et les anciens accords perdront de leur valeur.
Le statu quo actuel ne serait donc pas maintenu?
Non. Les accords actuels sont la dernière chance de poursuivre la voie bilatérale. S'ils ne passent pas la rampe, les accords existants ne seront plus mis à jour et aucun nouveau traité ne sera conclu pour l'accès au marché intérieur. Quoiqu'il arrive, l'UE aura toujours de bonnes relations avec la Suisse: nous sommes et serons toujours des voisins et des amis. Mais nos relations économiques deviendraient plus compliquées et plus coûteuses.
Êtes-vous heureux de pouvoir suivre le débat en Suisse, avec plus de distance?
J'ai été très heureux en Suisse. Mais il est positif que les diplomates changent de lieu d'affectation après quatre ou cinq ans. Mon successeur apportera un regard neuf sur le sujet. Pour ma part, je continuerai de suivre ce dossier bilatéral avec intérêt, depuis Bruxelles ou ailleurs.