C’est un événement rare. Pour la première fois, la procureure neuchâteloise en charge de l’opération anti-gangs «Loulou» accepte de répondre à une interview au sujet de ce sanglant conflit. Au cœur de cette guerre: une bande des Montagnes horlogères, le «47» (addition des premiers chiffres des codes postaux du Locle et de La Chaux-de-Fonds), qui pourrait compter jusqu’à 150 adeptes, et une autre de Bienne, le «2CZ» (pour «deux-cinq-zéro», en référence au NPA de la cité bilingue bernoise).
Ces affrontements, qui durent depuis 2019, ont déjà coûté la vie à deux jeunes hommes. L’un — âgé de 15 ans — est décédé accidentellement à Sugiez (FR) en novembre 2020, l’autre — tout juste vingtenaire — lors d’une rixe en plein centre de Lausanne, en septembre 2021. Le Ministère public vient de renvoyer douze membres du «47» et du «2CZ» au tribunal criminel pour deux autres affaires qui auraient impliqué représailles, enlèvements, battes de baseball, tir de pistolet d’alarme dans un autobus et séquestrations, révélait Blick ce mardi. Les prévenus sont présumés innocents.
A lire aussi
Après quelques soubresauts en 2022, la situation semble aujourd’hui apaisée. A l’heure du premier bilan des mesures mises en place par les autorités judiciaires, Ludivine Ferreira Broquet ne veut pas crier victoire. Pour Blick, la magistrate détaille par écrit la stratégie, explique les origines de cette rivalité, analyse la genèse de cette violence, dévoile les profils des malfrats, rassure la population et demande davantage de moyens, «en particulier dans le domaine des mesures éducatives.»
Ludivine Ferreira Broquet, vous êtes à la tête de l’opération «Loulou», mise en place pour endiguer le conflit entre le gang chaux-de-fonnier du «47» et celui, biennois, du «2CZ». En 2023, les années sanglantes paraissent avoir laissé la place à une désescalade. C’est une vue de l’esprit?
Non. Il semble que le travail des différentes polices cantonales et des autorités judiciaires des adultes et des mineurs a contribué à réduire sensiblement la dynamique de ces bandes. On peut ainsi dire que la situation est aujourd’hui apaisée. Il est toutefois impossible de savoir combien de temps va durer cette accalmie.
Comment vous y êtes-vous prise?
Il nous a paru important d’agir rapidement et avec une certaine fermeté, notamment en plaçant en détention ceux qui semblaient avoir pris une part plus active que d’autres à ces infractions. Cette manière de faire a-t-elle eu le résultat escompté? On aime à le croire. On ne peut cependant ignorer le fait que la bagarre qui a coûté la vie à un jeune homme en 2021 a précisément eu lieu après une première série d’arrestations.
Plus exactement, quelles mesures se sont avérées les plus efficaces?
Le dispositif est vaste. Il y a toujours eu de la prévention dans les écoles. Les intervenants sociaux et la police sont par ailleurs allés au contact de la population et des différentes communautés concernées afin d’apaiser les tensions. En outre, des auteurs plus actifs que d’autres ont été suivis individuellement et on espère que les procédures pénales et leur cortège de mesures de contrainte ont contribué à assainir la situation. Cela étant, on doit aussi se rendre compte que ces mouvements s’inscrivent dans un type de société où l’inquiétude ambiante — dont on peut craindre qu’elle ne perdure — suscite des réactions de violence. Cet aspect des choses sort des modestes compétences du pouvoir judiciaire.
Donc, vous ne sabrez pas le champagne?
Il n’est pas dans les habitudes du Ministère public de manifester sa satisfaction avec exubérance. Aujourd’hui, les auteurs présumés sont renvoyés devant un tribunal criminel (cour à trois juges pour les affaires susceptibles d’entraîner le prononcé d’une peine supérieure à deux ans) auquel il appartiendra de déterminer si l’enquête est concluante. Par ailleurs, il est encore trop tôt pour tirer un bilan clair de la situation.
À vos yeux, comment faudrait-il agir à l’avenir pour éviter la formation de nouvelles bandes violentes?
La prévention à l’école est un pilier important pour éviter la recrudescence de violence, tout comme l’action des travailleurs sociaux dans les centres de jeunes, auprès des familles et des communautés. A mon sens, un meilleur accompagnement individuel serait également une bonne piste de réflexion afin d’éviter les décrochages scolaires. Enfin, et cela a déjà souvent été relevé, la justice, des mineurs, tout comme celle des adultes, a besoin de plus de moyens pour répondre aux difficultés rencontrées au quotidien sur le terrain, en particulier dans le domaine des mesures éducatives.
Remontons un peu le temps. Comment ces gangs se sont-ils formés?
Les circonstances exactes ayant amené ces jeunes à se réunir ne sont pas connues des autorités judiciaires. Toutefois, il ressort des déclarations des personnes entendues dans le cadre des procédures que ces bandes se seraient initialement formées pour faire de la musique.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ici, la musique n’a pas adouci les mœurs…
La motivation initiale de se regrouper était de créer des clips sur fond de rap game, une compétition a priori fictive entre rappeurs. Ces vidéos, diffusés sur YouTube, ont souvent un caractère provocateur, voire violent, avec des armes qui sont exhibées, et des éléments liés à du trafic de stupéfiants. Et, selon les informations obtenues de la police, ces clips montrent même généralement de vraies bagarres en un contre un, dégénérant généralement en rixe, mais entraînant également d’autres actes de violences. Les jeunes se contactent via les réseaux sociaux pour se retrouver et se battre, et les provocations font l’objet de défis. Il a existé un classement de ces bandes de jeunes en Suisse romande: les bandes les plus violentes occupaient le haut du podium.
Il ne s’agit donc pas d’une histoire de territoire ou de trafic de drogue?
La question de l’identité géographique apparaît dans l’intitulé des bandes qui nous occupent dans le cadre des deux procédures renvoyées, mais il ne s’agit apparemment pas d’une guerre de territoire liée à du trafic de stupéfiants. Bien que presque tous les prévenus soient renvoyés pour consommation de stupéfiants et certains pour trafic, aucun lien n’a pu être établi entre ces rivalités et du trafic de stupéfiants.
Depuis combien de temps cette guerre dure-t-elle exactement?
Les rivalités entre bandes de jeunes ne sont pas nouvelles et des événements semblables ont déjà eu lieu par le passé. Celles qui nous occupent aujourd’hui ont débuté en 2019 déjà, avec des rivalités entre bandes neuchâteloises (haut et bas du canton), biennoises et fribourgeoises.
Quel danger les deux bandes encore actives représentent-elles, en juillet 2023, pour la population?
De manière générale, ces bandes se sont surtout confrontées entre elles. De sorte que, sauf accident ou erreur d’appréciation, les personnes qui n’appartenaient pas à cette mouvance ne couraient pas d’immenses risques. Ce risque est encore réduit aujourd’hui du fait de la diminution de leur activité.
Aujourd’hui, combien de membres comptent le «47» et le «2CZ» et quel est leur profil-type?
Il est difficile de répondre à cette question et aucun chiffre exact ne saurait être articulé, étant donné que ces groupes ne sont pas ou peu structurés et aucune organisation claire n’existe à l’interne. Environ 150 jeunes ressortent régulièrement dans des affaires ou contrôles liés au «47». Ces bandes comptent autant des mineurs que des majeurs dans leurs rangs (entre 10 et 25 ans), principalement des hommes, dont la plupart rencontrent des difficultés scolaires ou professionnelles.
Enfin, pourquoi parlez-vous de bandes et non de gangs, comme nous, les médias, le faisons?
Il y a d’abord une raison technique à cela: la bande est une notion en droit suisse, pas le gang. Puis, une raison psychologique: à tort ou à raison, les autorités de poursuites pénales craignent que le terme de «gang», qui se rapporte davantage, dans le langage courant, à de la grande criminalité, ne flatte ceux qui en font partie. Ils pourraient y trouver quelque chose de plus prestigieux.