Rares sont les fêtes nationales qui donnent autant de fil à retordre aux communes suisses. Ce vendredi 24 mai, l'Erythrée fête les 33 ans de son indépendance. Des célébrations sont attendues – mais pas que. Les autorités cantonales de la justice et la police mettent en garde contre «des bagarres de masse et des débordements».
La raison de cette appréhension? La profonde facture au sein de la communauté érythréenne en Suisse, qui oppose partisans et opposants au régime du dictateur Isaias Afwerki. Dans ce contexte tendu, les festivals culturels érythréens, organisés par les partisans du régime, deviennent souvent le théâtre d'affrontements en Suisse.
Dimanche de Pâques, dans le canton de Soleure, cela n'a pas raté. Une fête organisée par des partisans du régime rassemblait 350 défenseurs d'Isaias Afwerki. Peu après, 180 critiques du régime se sont invités à la fête. Des émeutes ont éclaté et des affrontements ont eu lieu entre la police et les membres de la communauté. Deux personnes ont été blessées.
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Et les exemples ne manquent pas. Décembre 2023 à Grellingen (BL): lors d'un festival de soutien, 300 opposants au régime forcent le barrage de la police, en vain. Mais l'intervention policière coûtera près de 185'000 francs. Septembre 2023, à Zurich: des critiques du régime font irruption lors d'un barbecue organisé par les partisans. Une bagarre générale éclate, la police doit faire usage de spray au poivre et douze personnes sont blessées.
Snit Tesfamaryam, 22 ans, s'oppose à la dictature
Snit Tesfamaryam, une Suissesse de 22 ans originaire d'Érythrée, était présente à la manifestation de Zurich. «J'ai été piétinée par des fans du dictateur», raconte-t-elle à Blick. «J'ai été touchée en plein dans les yeux», se souvient-elle en mentionnant le spray au poivre.
La jeune femme est arrivée en Suisse à l'âge de huit ans. Sa famille a fui le régime d'Isaias Afwerki. «Je suis contre la violence, assure-t-elle, mais j'ai un problème avec les Erythréens d'ici qui vénèrent le dictateur. Ils vivent libres, mais soutiennent un régime qui a justement privé son peuple de liberté.»
Dans son appartement de la banlieue de Berne, un drapeau bleu est accroché au mur. Il représente l'Érythrée en tant qu'État fédéré autonome au sein de l'Éthiopie. «Nous ne faisons plus partie de l'Éthiopie, et c'est très bien ainsi. Mais nous n'avons pas de constitution, pas d'élections libres, les droits de l'homme sont violés... et c'est la faute du président», se désole la Suissesse.
Berhane Yohannes, 60 ans, soutient le régime d'Afwerki
D'autres personnes originaires du même pays voient les choses différemment. A près de 20 kilomètres de là, au cœur de la ville de Berne, Berhane Yohannes est assis à son bureau. Devant lui, le drapeau bleu, rouge et vert de l'Érythrée actuelle. «Je soutiens mon président», dit l'homme de 60 ans.
Berhane Yohannes a aussi fui son pays natal à cause de la guerre d'indépendance avec l'Éthiopie. Il n'a jamais vécu sous le régime dictatorial, mais n'en demeure pas moins patriote: «Nous nous sommes battus pour avoir le droit d'être un pays à part entière et nous y sommes parvenus. Nous pouvons en être fiers.»
Le sexagénaire possède un permis d'établissement en Suisse et organise depuis 30 ans des festivals culturels érythréens, où il collecte de l'argent pour les gens sur place. Des fonctionnaires et des ambassadeurs érythréens y participent régulièrement. Les organisateurs sont accusés de propagande, accusation que l'homme réfute: «Nous ne sommes pas soutenus par le gouvernement érythréen.»
Au cours des deux dernières années, ses manifestations ont été interdites plusieurs fois. «La police craignait que nous soyons attaqués par des opposants et qu'elle ne puisse pas nous protéger, explique Berhane Yohannes. Je comprends, mais en même temps, nous avons le droit à la liberté d'expression et de réunion.» Certains membres de sa communauté auraient même peur de se rendre à des manifestations. «Les personnes qui se montrent violentes à notre égard veulent détruire la réputation de l'Érythrée», s'insurge Berhane Yohannes.
Des interprètes érythréens sont soupçonnés d'espionnage
De son côté, l'opposante au régime Snit Tesfamaryam n'est pas de cet avis. Les Erythréens critiques envers le gouvernement sont aussi menacés: «Nous sommes venus en Suisse pour être en sécurité face à cette dictature. Et puis leurs fonctionnaires se présentent ici comme ça et répandent leur haine.» Certains interprètes érythréens en Suisse sont même soupçonnés d'espionnage pour le compte d'Isaias Afwerki.
En attendant, ces affrontements violents donnent une mauvaise image de la communauté érythréenne. Sur ce point, partisans et opposant sont d'accord. Mais au fil du temps, la fissure entre les deux clans s'est élargie. Le pro-gouvernement Berhane Yohannes reste sur ses positions: «Nous avons le droit d'avoir notre opinion, comme tout le monde ici.» La critique Snit Tesfamaryam espère quant à elle qu'il n'y aura pas de nouveaux affrontements lors de la fête nationale érythréenne. Elle considère que les autorités suisses ont ici un devoir à remplir. «Elles savent que les partisans abusent de la liberté de réunion. Elles ne devraient plus le tolérer», conclut la jeune femme.