Jérôme Garcin, journaliste français... et sans filtre
«Arrêtons de cracher à la gueule de Jacques Chessex»

Le célèbre journaliste français Jérôme Garcin dénonce le caillassage posthume de Jacques Chessex par le petit milieu littéraire romand. Depuis Paris, il s'est confié à «L'illustré», y allant même de son coup de gueule. Interview.
Publié: 19.12.2024 à 11:32 heures
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Dernière mise à jour: 03.02.2025 à 09:46 heures
Le caillassage posthume de l'auteur vaudois Jacques Chessex ne plait pas du tout au journaliste français Jérôme Garcin (photo). Ce dernier s'en est confié à «L'Illustré».
Photo: AFP
Lucas Vuilleumier
L'Illustré

N’en jetez plus. Selon le célèbre écrivain et journaliste français Jérôme Garcin, Jacques Chessex ne mérite pas d’être ainsi désavoué par sa chère Suisse romande. Une position qu'il développe pour «L'illustré», à l’occasion de la sortie de l’essai de Sylviane Dupuis.

L’écriture ogre, un bouquin «pas mal fait» mais injuste à bien des chefs selon l’ancien animateur du Masque et la plume. Agé de 68 ans et publiant encore très régulièrement des livres chez Gallimard, celui qui avait connu notre Goncourt suisse dans sa vingtaine, aimanté depuis Paris par la beauté de sa poésie, nous confie son agacement à voir Jacques Chessex conspué par les médias romands et le milieu universitaire.

Et par les lecteurs? Jérôme Garcin, en ce qui le concerne, continue de lire avec délices l’œuvre de l’auteur de Portrait des Vaudois. Interview cash.

Jérôme Garcin, on parle souvent d’un «purgatoire» dans lequel serait plongée l’œuvre de Chessex actuellement. Qu’en pensez-vous?
Il est vrai qu’on le lit moins aujourd’hui que ce que je pourrais espérer. Mais ce mot relève d’une logique commerciale. Jacques n’a jamais été un immense vendeur de livres, même après son Prix Goncourt. Toutefois, il faisait des choix estimables, comme lorsqu’il publiait de sublimes nouvelles ou des textes courts, des formats forcément moins portés vers les attentes du grand public. Quel besoin d’aller chercher des noises à un tel écrivain après sa mort?

Dans le livre de Sylviane Dupuis, il est dit que Jacques Chessex faisait tout pour empêcher des écrivains romands d’être publiés à Paris. Est-ce une idée qui colle à la réalité?
Je ne veux pas entrer dans ce genre de polémique. Jacques avait ses défauts, c’est certain, mais bien plus de qualités. Ce besoin de rabaisser son œuvre aujourd’hui, de remuer des querelles anciennes me fatigue. En réalité, ce qui me dérange, c’est cette manie qu’a la Suisse romande de vouloir «se payer Chessex», aussi bien de son vivant qu’après sa mort. C’est un écrivain qui a porté haut sa région. Jamais il n’a cherché à fuir son pays pour Paris. Ses textes, comme Les Saintes Ecritures, sont autant d’hommages à cette terre qu’il aimait profondément.

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Je ne veux pas entrer dans ce genre de polémique. Jacques avait ses défauts, c’est certain, mais bien plus de qualités
Jérôme Garcin, journaliste
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Ce désamour avec la Suisse romande traduit-il une forme de jalousie?
Il y en a beaucoup eu de son vivant. Mais je peux en tout cas dire que j’ai pu connaître un Jacques très sévère avec ses compatriotes, et un autre extrêmement généreux avec ces derniers. J’ai pu lire parfois qu’il avait souhaité nuire à l’écrivain valaisan Jean-Marc Lovay. Pourtant, j’ai le souvenir de conversations où Jacques se montrait extrêmement élogieux envers lui. Et puis, Jacques n’était sans doute pas tout à fait différent des grands auteurs. S’il a commis quelques mesquineries, il n’est pas le seul! J’ai rendu de nombreuses visites à des écrivains comme René Char ou Julien Gracq qui, eux aussi, avaient leurs petites bassesses. Alors arrêtons de cracher à la gueule de Jacques Chessex.

Jérôme Garcin (à gauche) a très bien connu Jacques Chessex (à droite). Ici, les deux hommes prennent la pose devant la cathédrale de Lausanne, dans les années 1970.
Photo: VQH

Aimait-il la Suisse romande?
Y a-t-il plus grand défenseur du pays de Vaud et plus grand illustrateur de la Suisse romande? Je veux bien qu’on le jalouse, mais il n’a jamais fait la démarche d’aller à Paris pour se montrer ou briller toujours plus. Au contraire, il est resté dans ce pays qu’il aimait, et ce, d’autant plus lorsqu’il tapait là où il a mal à sa mémoire ou à ses coutumes.

Il y a aussi une accusation de misogynie qui traîne en ce moment, notamment vis-à-vis de ses personnages féminins…
Relisez les œuvres de tous les écrivains de son époque, et vous parviendrez au même constat. Il est évident que les blasons sur le corps féminin, qu’on acceptait au XIVe siècle, ne sont plus possibles aujourd’hui. Il se trouve que Jacques les a prolongés avec son œuvre, à sa manière, de façon frénétique, ogresque. Mais encore une fois, Flaubert aussi était ogresque. Et je ne suis pas certain que Jacques écrirait de la même façon aujourd’hui.

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Y a-t-il plus grand défenseur du pays de Vaud et plus grand illustrateur de la Suisse romande? (...)Il [Jacques Chessex] n’a jamais fait la démarche d’aller à Paris pour se montrer ou briller toujours plus
Jérôme Garin, journaliste
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Certains prétendent toutefois qu’il faudrait «faire un tri» dans l’œuvre de Chessex. Qu’en pensez-vous?
Quelle absurdité! Son œuvre forme un tout. Oui, certaines œuvres sont meilleures que d’autres, mais vouloir trier relève d’une approche dégradante. La richesse de Chessex réside justement dans cette diversité créative, à la fois baroque et foisonnante.

Quelles œuvres conseilleriez-vous à quelqu’un qui voudrait découvrir Jacques Chessex?
Je recommanderais Carabas, un texte accessible et révélateur de son univers. Pour les lecteurs sensibles à la poésie, ses recueils publiés chez Bernard Campiche sont magnifiques. Enfin, La confession du pasteur Burg est un petit chef-d’œuvre, plus concis et direct, qui pourrait séduire une jeune génération de lecteurs. Si tant est que les jeunes lisent encore. Pour cela, j’ai de moins en moins d’espoir, malheureusement.

A votre avis, pourquoi Jacques Chessex est-il si mal compris dans son propre pays?
C’est un mystère. Peut-être est-ce lié à cette jalousie, ou simplement au fait que l’époque lit moins et moins bien. Mais ne pas lire Chessex aujourd’hui, en Suisse romande, est une immense tristesse. Et il n’y a pas seulement Jacques pour souffrir de cet abandon: des auteurs admirables comme Gustave Roud ou Corinna Bille subissent le même sort. Je crois que ce n’est pas l’écrivain qui est en cause, mais le désintérêt général pour une génération entière d’auteurs.

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Ne pas lire Chessex aujourd’hui, en Suisse romande, est une immense tristesse
Jérôme Garcin, journaliste
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Vous semblez rester un très grand observateur du monde littéraire, bien que vous ayez pris votre retraite du Masque et la plume, mythique émission de critique culturelle sur France Inter. Comment le vivez-vous?
Il est forcément difficile d’arrêter de présenter une émission après trente-cinq ans de bonheur. D’autant que dix ans avant de me mettre à l’animer, j’y ai été critique durant dix années. Lorsque j’ai arrêté, j’avais autant de plaisir que lorsque j’ai commencé. Toutefois, j’ai bien vécu cet arrêt, car c’est moi qui l’ai décidé. J’ai jugé en mon âme et conscience qu’il fallait passer la main à une femme plus jeune. Je ne souhaitais en tout cas pas devenir comme l’un de ces animateurs français qui ne veulent pas lâcher l’antenne.

L’idée de prendre sa retraite complètement, ça vous parle?
Surtout pas! Même si l’arrêt du Masque me permet enfin de pouvoir vraiment profiter des miens, de mes petits-enfants. Je compte encore publier des livres. J’ai enfin un peu plus de temps pour écrire, même si je l’ai toujours trouvé dans cette frénésie qu’a été ma vie. Cependant, je me suis retiré des jurys littéraires au sein desquels je siégeais, notamment le Prix Renaudot. Ces responsabilités, ces alliances pour défendre des livres, toute cette forme de pouvoir que cela représente, cela a fini pas me peser.

Vous publiez Des mots et des actes, un récit sur l’attitude du milieu littéraire français sous l’Occupation. Pourquoi avoir voulu traiter ce sujet déjà tellement abordé dans d’autres livres?
Je me rends compte, depuis la sortie du livre, que les gens ne savent pas tout ce qui a pu se passer. J’ai voulu montrer que pendant cette période où la société littéraire n’a pas montré son meilleur visage, certains écrivains ont tout de même résisté. Pourquoi certains faisaient allégeance à l’idéologie nazie, comme Céline, et pourquoi d’autres, comme Jean Prévost, se sont révoltés contre ce qui se passait.

Jerôme Garcin, Des mots et des actes, éditions Gallimard.
Photo: Gallimard
Un article de L'illustré

Cet article a été publié initialement dans le n°50 de L'illustré, paru en kiosque le 12 décembre 2024.

Cet article a été publié initialement dans le n°50 de L'illustré, paru en kiosque le 12 décembre 2024.

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