Au cours des 62 ans de son existence entre l’Afrique occidentale et l’Helvétie, Jérôme Aké Béda, le roi du chasselas, avait déjà vu du pays. Mais, en 2021, son destin a carrément basculé. Après avoir reçu un mot sur Messenger. Il raconte à «L'illustré».
Bien sûr, la vie de Jérôme n’a jamais été un long fleuve tranquille. Arrivé en Suisse en 1989, à 27 ans, diplôme de l’école hôtelière d’Abidjan en poche, le jeune Ivoirien a dû faire preuve de persévérance avant de voir son talent de sommelier reconnu et couronné, notamment par le Trophée Ruinart (deux fois!) et le titre de «Sommelier de l’année» du GaultMillau. Belle carrière pour celui que le provocateur Pierre Keller nommait «le noir qui connaît le mieux le blanc vaudois» et que, à sa naissance en 1962, rien, mais vraiment rien ne destinait à devenir sommelier en Suisse. Mais tout ça, c’était avant le fameux message.
Un message laissé sans réponse
Plus récemment, son départ de l’Auberge de l’Onde, à Saint-Saphorin, a fait du bruit. Et on se souvient de lui, rayonnant, au centre de l’arène de la dernière Fête des vignerons, à Vevey. Et maintenant? Il a relevé un nouveau défi: faire du panoramique Chalet du Mont-Pèlerin une étape incontournable pour les épicuriens amateurs de bons vins. Mais en même temps que tout ça, ce poète du vin avait toujours en tête cet étrange message apparu sur l’écran de son téléphone portable le 21 octobre 2021.
Ce message, Jérôme Aké Béda n’y a même pas répondu, tant il lui a paru improbable et suspect. On aurait d’ailleurs tous fait pareil. En substance, le contenu était le suivant: «Je ne veux pas m’immiscer dans votre vie. Mais, depuis dix ans, je suis à la recherche de mon père et tous les indices m’amènent à vous. Pourrions-nous en parler?»
Une fille de 33 ans
En parler, c’est ça… On imagine tous la même suite. Comme les promesses d’héritage fabuleux et les menaces provenant de prétendues autorités policières de pays plus ou moins lointains, on les efface et on passe à autre chose. Dans le cas de Jérôme, l’histoire ne s’arrête cependant pas là. Voilà en effet qu’arrive un second message: «Il provenait de la même personne, se souvient Jérôme, une jeune femme nommée Priscillia, qui insistait pour que je lui réponde.»
Cette fois, Jérôme montre le message à sa compagne, Chantal Gottreux. Elle aussi pense à une arnaque et lui conseille de se méfier. Il ne répond donc pas et décide de ne plus y penser. Mais, quelque temps plus tard, le téléphone de Jérôme sonne.
C’est Priscillia. Elle se présente: elle a 33 ans, elle est mariée avec des enfants, vit en France. Sa voix est posée et c’est avec l’accent de la sincérité qu’elle raconte son histoire. Ou plutôt celle de sa maman, Véronique, partie en Côte d’Ivoire en 1989 et rentrée enceinte. Ce téléphone, Jérôme ne l’oubliera jamais: «Cette jeune femme m’a expliqué qu’après des années de recherches qui l’ont menée d’administrations en charlatans, en passant par la garnison française d’Abidjan, tous les indices pointaient dans ma direction. Ça m’a fait bizarre.»
Le stress du test ADN
A ce stade, Jérôme reste néanmoins sur ses gardes. D’autant plus que, en écoutant le récit de son interlocutrice, il se dit que soit c’est une fable, soit il est lui-même amnésique: en effet, quand Priscillia lui donne le nom de sa maman, il ne s’en souvient pas. Et quand elle lui envoie une photo – un peu voilée et jaunie, c’est vrai – d’une jeune femme en robe rose au bord de la lagune, il ne la reconnaît pas.
Mais quand même, il y a des éléments troublants. Au fur et à mesure que la jeune femme progresse dans son récit, Jérôme revoit sa vie en Côte d’Ivoire. A l’époque, il était sommelier dans un restaurant de luxe, le Must, dans un complexe hôtelier à Abidjan, le Wafou, où il dirigeait aussi une boîte de nuit, le Wafu, les week-ends. «Elle a décrit ces lieux, des situations bien précises, ma Renault 8 blanche…» au point que Jérôme, qui vient d’une famille «où on ne plaisante pas avec ses responsabilités», lui dit qu’il n’y a qu’une solution pour en avoir le cœur net: un test de paternité.
En France, ce type de démarche semble compliqué à entreprendre. Alors Priscillia vient en Suisse: «On s’est donné rendez-vous dans un laboratoire spécialisé, au Flon, à Lausanne. Je les vois encore arriver! Elle était accompagnée de son mari et de ses trois enfants, Kenji, Ilyan et Menzo; ce dernier venait de naître quelques mois plus tôt.» Pour Priscillia comme pour Jérôme, le stress est intense.
Des démarches pour reconnaître sa fille
A ce stade, Jérôme invite cette petite famille venue de France à manger dans un restaurant du centre-ville, mais il garde ses distances: «Ecoutez, Madame, lui lance-t-il d’emblée, pour les frais, nous allons faire moitié-moitié.» Au fond de lui, il ressent un mélange d’anxiété, de doute... et aussi de joie. «Parce que j’ai toujours rêvé d’avoir une fille», admet le fier père de trois garçons, Franck, Bryan et Jason. Et aussi parce qu’il se doute déjà du résultat du test: «Quand j’ai montré la photo de Priscillia à Chantal, elle a ri et m’a dit que je n’avais pas besoin de le faire, ce test: au jeu des ressemblances, la réponse était une évidence.»
Prudent, il s’en remet quand même au verdict de la science. «Avant le test, le médecin nous a rendus attentifs aux risques de bouleversements que peut représenter le résultat d’une telle démarche. Au point qu’en signant j’avais l’impression de m’engager pour Exit», se souvient-il, rieur. Suivent le prélèvement buccal, puis l’attente.
C’est un mois plus tard que le courriel arrive dans sa boîte aux lettres électronique. Jérôme n’ose d’abord pas l’ouvrir. Mais il finit par se lancer: «Le résultat est sans appel: je suis bel et bien le père biologique de Priscillia. Ça m’a rempli de bonheur, c’était comme un don de Dieu, se remémore-t-il. Et c’est moi qui lui ai annoncé la nouvelle. Je l’ai appelée en lui disant: «Je suis ton papa.»
Douce, calme, posée et déterminée, sa fille travaille dans un institut d’accompagnement de santé à domicile. Elle est, elle aussi, soulagée et heureuse: «J’allais enfin connaître ce que c’est d’avoir une mère et un père, se souvient Priscillia. Restait à savoir comment me comporter avec lui. Pour moi, c’était la fin d’une longue quête.» Mais pas le bout du chemin: «En décembre de la même année, j’ai reçu un colis, se souvient Jérôme. Quand je l’ai ouvert, ça m’a fait pleurer.»
A l’intérieur du paquet, il y avait un album de photos illustrant la vie de Priscillia depuis sa naissance. Et un message écrit en lettres dorées: «Si tu le veux, à nous d’écrire la suite de cet album… Et aussi de créer nos propres souvenirs.» La suite? «On est allés au baptême de Menzo, son petit dernier. C’était comme dans un film: tout le monde m’attendait. C’est aussi là que j’ai revu sa maman, après tant d’années. Comme nous, elle était arrivée en avance et attendait dans le PMU où nous sommes entrés. C’est Chantal qui l’a immédiatement reconnue d’après la photo!»
Depuis, Jérôme a entrepris les démarches pour reconnaître Priscillia. Et ils se sont revus, à Vevey et au Chalet du Mont-Pèlerin. Travail oblige, Jérôme regrette de pas avoir pu se rendre à la fête des 10 ans de mariage de sa fille providentielle: «Mais je lui ai envoyé une vidéo pour leur souhaiter plein de bonheur. Et maintenant, il me reste un souhait: j’aimerais réunir tous mes enfants et petits-enfants.» Tiens, pourquoi pas là, tout prochainement, entre Noël et Nouvel An, quand le restaurant sera fermé? Un vrai conte de Noël!
Cet article a été publié initialement dans le n°50 de L'illustré, paru en kiosque le 12 décembre 2024.
Cet article a été publié initialement dans le n°50 de L'illustré, paru en kiosque le 12 décembre 2024.