Interview entre le chef du PLR et son homologue allemand
«La liberté est épuisante !»

Le président du PLR Thierry Burkart était à Berlin et a rencontré son homologue allemand du FDP Christian Lindner. Le rédacteur en chef du groupe Blick Christian Dorer était aussi de la partie et en a profité pour réunir les deux hommes. Interview croisée.
Publié: 29.08.2022 à 11:04 heures
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Dernière mise à jour: 29.08.2022 à 11:06 heures
Le président du PLR Thierry Burkart s'entend «très bien» avec son homologue allemand.
Photo: Mario Heller
Christian Dorer

Peu après son élection à la présidence du PLR suisse en octobre dernier, Thierry Burkart a fait la connaissance de son homologue allemand. Christian Lindner, qui venait de sortir le FDP allemand de sa léthargie, est devenu entre-temps ministre des Finances.

Les deux libéraux (ajoutez-y «radical» pour l'Argovien) se sont toujours bien entendus, et ont donc accepté de bonne grâce de se prêter au jeu de l'entretien en duo. C'est au siège du FDP, à Berlin, que les deux hommes ont reçu Christian Dorer, rédacteur en chef du groupe Blick.

Messieurs, une question simple pour commencer: qu'avez-vous en commun?
Christian Lindner (CL): L'amour pour la liberté!

Thierry Burkart : Nous venons tous les deux de milieux familiaux dans lesquels nous avons dû assumer des responsabilités très tôt. C'est peut-être la raison de cet amour pour la liberté.

Pourquoi avez-vous adhéré au PLR, respectivement au FDP?
TB: Dès mon adolescence, j'ai ressenti le besoin de prendre ma vie en main.
CL: Moi aussi, dès ma jeunesse, je voulais voler de mes propres ailes, avoir mon propre appartement à 18 ans. C'était ce sentiment d'être le pilote de sa propre vie et non le passager. Seul le FDP offre cela. Mais avoir des responsabilités n'est pas seulement un privilège — la liberté est épuisante!

Les démocraties libérales sont menacées comme jamais dans le monde. Pourquoi précisément maintenant?
TB: En cas d'incertitude, les gens ont tendance à chercher une prétendue stabilité dans des systèmes autoritaires. Le libéralisme est en outre très peu répandu dans le monde et ce système politique est encore relativement jeune.
CL: La revendication de puissance de la Chine et la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine nous montrent à nouveau que la liberté est notre valeur centrale. Une vie dans la dignité est impensable sans liberté. C'est pourquoi nous devrions à nouveau faire plus attention à cette valeur centrale. La Suisse, l'Allemagne, l'Union européenne, l'Amérique du Nord et d'autres régions encore partagent les mêmes valeurs. En cas de menaces extérieures contre la liberté, ces États de droit démocratiques doivent coopérer plus étroitement.

L'esprit libéral représente également la mondialisation, qui a échoué en raison d'une trop grande dépendance. Quelles sont les croyances que vous avez dû réviser?
CL: Je ne partage pas cette analyse. La mondialisation a permis à des centaines de millions de personnes dans le monde entier de passer d'une pauvreté extrême à une situation de vie meilleure. Les nations orientées vers l'exportation en ont beaucoup profité. Nos problèmes, en Allemagne, sont davantage liés à plusieurs dépendances bilatérales qu'à la mondialisation. Je m'explique: nous avons externalisé notre sécurité aux États-Unis, nous avons confié notre approvisionnement énergétique avec la Russie et nous sommes devenus extrêmement dépendants du marché chinois. Ce que nous devons apprendre à faire, sachant tout cela, c'est penser encore plus globalement mais en nous diversifiant davantage pour être moins dépendants d'un seul acteur.

Mais cette politique ultra-libérale a conduit à la délocalisation d'industries centrales en Asie...
TB: La Suisse, en tant que petit pays, est justement tributaire de la coopération mondiale. Selon une étude de la Fondation Bertelsmann, la Suisse est, parmi tous les pays, celui qui a le plus profité de la mondialisation depuis la chute du mur de Berlin. Celle-ci nous a apporté la prospérité et n'est pas négative en soi. Ce qui est mauvais, c'est de se rendre dépendant de certains Etats. C'est la leçon que nous devons en tirer, nous aussi.

Vous parlez tous deux beaucoup de responsabilité individuelle. Durant la pandémie de Covid, l'économie se serait effondrée sans l'État. Il doit intervenir uniquement en cas de coup dur?
CL: Il faut trouver la bonne balance: nous avons besoin d'un État qui ne nous laisse pas tomber sur les grandes questions et qui nous laisse tranquilles dans notre vie quotidienne. Personne ne peut garantir sa propre sécurité par une armée privée.

Dans le cas de la pandémie, l'Etat a été accusé de tous les maux en Allemagne. Je note aussi que l'État est limité financièrement dans ses possibilités, même si certains ne veulent pas l'admettre.
TB: Ceux qui confondent libéralisme et anarchie n'ont pas compris le libéralisme. Nous ne voulons pas d'un État tentaculaire qui décide de tout. Mais dans certains domaines, il est nécessaire et doit être efficace. La pandémie montre aussi que la vie est bien meilleure sans restrictions.

Qui est le plus croyant en l'État, les Suisses ou les Allemands?
TB: Les Allemands. L'histoire de la Suisse est indissociable du concept de liberté. C'est pourquoi le PLR a marqué la Suisse moderne et a donc joué un rôle bien plus important chez nous qu'en Allemagne.
CL: C'est sans doute vrai. Un Allemand aurait salué le chapeau de Gessler, pour reprendre l'expression de Tell. C'est pourquoi j'aime être en Suisse.

Vous avez pourtant tous les deux le même problème avec vos partis: vous avez totalement raté la vague verte!
CL: Non.
TB: Nous faisons beaucoup dans ce domaine, mais avec une approche différente. Les Verts veulent faire marche arrière et mettre des restrictions dans notre vie quotidienne. Nous, au contraire, nous encourageons le progrès technologique. John F. Kennedy a dit un jour: «Les problèmes sont créés par les hommes, ils peuvent donc être résolus par les hommes.»
CL: Nous partageons le même objectif que les Verts: nous voulons la transformation vers un pays plus durable, qui laisse des opportunités aux générations futures et non des ressources épuisées. Mais le chemin pour atteindre ce but diffère — nous voulons, au FDP, réaliser cette transformation grâce à la technologie, à l'inventivité et à la concurrence des idées.

Parlons de la guerre: l'Occident en fait-il assez pour soutenir l'Ukraine ?
Burkart: Je ne peux parler qu'au nom de la Suisse. La Russie détruit l'ordre de paix en Europe. Nos valeurs telles que la liberté, la démocratie et la dignité humaine sont également touchées, la Suisse doit donc montrer ses couleurs et apporter sa contribution dans le cadre de sa neutralité. Cela signifie aussi qu'elle doit participer aux sanctions. Si nous étions le seul pays d'Europe à ne pas participer aux sanctions, nous serions les complices de l'agresseur et nous nous porterions ainsi préjudice.

N'est-ce pas une fois de plus un cas d'école où la guerre concerne tout l'Occident, mais le représentant suisse ne parle que de la Suisse?
CL: La guerre en Ukraine soulève également la question d'une décision de la Suisse en matière de valeurs. Je suis reconnaissant envers mon collègue d'avoir souligné que la neutralité ne signifie pas le relativisme des valeurs. En Ukraine, on défend aussi des valeurs qui doivent être sacrées pour la Suisse.

Mais revenons à la question de base: la Suisse et l'Occident en font-ils assez?
CL: La Suisse assume les sanctions. L'Ukraine ne doit pas perdre cette guerre. Nous sommes solidaires des personnes qui se réfugient chez nous et nous soutenons la défense de l'Ukraine, y compris par la livraison d'armes de guerre mortelles et d'équipements lourds. Nous acceptons les inconvénients économiques des sanctions. Et pourtant, je me demande chaque jour si l'Allemagne peut faire davantage.

N'est-ce pas surtout la Suisse qui devrait en faire plus, Monsieur Burkart?
TB: En vertu du droit de la neutralité, la Suisse ne peut pas livrer d'armes. Mais si des pays non neutres veulent livrer des armes et des munitions à l'Ukraine et que la Suisse les en empêche, alors nous devrions revoir notre copie.

Nous ne livrons pas, mais nous facilitons les livraisons. Une position bien hypocrite, non?
TB: Nous ne facilitons pas, nous n'empêchons pas. Nuance! C'est une différence cruciale qui respecte le concept de neutralité.

Pourquoi l'Occident ne fournit-il pas simplement toutes les armes que les Ukrainiens veulent?
CL: Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, c'est-à-dire que nous livrons tant que nous pouvons tant que cela ne limite pas notre propre capacité de défense. En outre, nous pourrions renforcer les sanctions existantes. Toujours dans le but de frapper la Russie plus fort que nous-mêmes. Car notre force économique fait également partie intégrante de notre supériorité stratégique vis-à-vis de la Russie.

Vous avez déjà déclaré il y a quelques mois: «L'Ukraine doit gagner cette guerre et elle la gagnera». Qu'est-ce qui vous rend si sûr?
CL: La volonté de liberté et d'affirmation de soi des Ukrainiennes et des Ukrainiens.
TB: Je suis prudent avec les pronostics, car on ne peut pas prévoir le déroulement de la guerre. On ne sait pas non plus combien la Russie va encore investir dans ce conflit. Mais nous avons tous intérêt à ce que cela se termine, et en cela je rejoins tout à fait Christian Lindner.

Les sanctions visent-elles les bonnes personnes?
CL: Les sanctions économiques ne sont pas adaptées pour influer sur le déroulement actuel de la guerre. L'isolement économique et politique complet de la Russie a pour objectif qu'il y ait une solution à moyen terme et que Poutine paie le prix de son agression.
TB: Les sanctions ne peuvent pas mettre fin à la guerre immédiatement. Mais elles ont un effet à long terme. Nous savons par exemple que le renouvellement des troupes russes au sol a été massivement ralenti à cause des sanctions de 2014. Cela a une influence importante sur le déroulement de la guerre.

Comment l'Europe peut-elle sortir de la dépendance énergétique de la Russie?
CL: En développant notre propre potentiel, et il est multiple: éolien, solaire et hydraulique. C'est pourquoi je qualifie les énergies renouvelables d'«énergies de la liberté».

Cela ne se fera pas du jour au lendemain. Or, une pénurie guette déjà cet hiver.
CL : Depuis le changement de gouvernement, nous avançons à la vitesse de la lumière en Allemagne. Si vous vous souvenez du temps qu'il a fallu pour mettre en service l'aéroport de Berlin et de la rapidité avec laquelle on parvient maintenant à installer des terminaux où des cargos du monde entier peuvent livrer du gaz! Mon parti a fait campagne pendant des décennies pour cela, afin de réduire la dépendance vis-à-vis des sources russes. C'est désormais possible.

Attendez: votre parti faisait partie du gouvernement lorsque l'Allemagne s'est rendue encore plus dépendante de la Russie.
CL: Ce n'est pas exact. La dépendance gazière vis-à-vis de la Russie était déjà très élevée à l'époque du gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder. Pendant les quatre années où nous avons gouverné, de 2009 à 2012, le taux d'importation de gaz russe a même un peu diminué. Maintenant, nous changeons tout cela, même si nos centrales nucléaires sont sûres et qu'elles devraient fonctionner encore un certain temps. Il faut aussi relever que l'Allemagne a malheureusement trop longtemps refusé d'exploiter les gisements de gaz et de pétrole européens.
TB: La Suisse a massivement augmenté ses besoins en importations d'électricité parce que nous avons lié deux objectifs: s'éloigner du CO₂ et s'éloigner de l'énergie nucléaire, qui continue de fournir chez nous un tiers de l'électricité. Nous devons donc créer des conditions-cadres pour que nos centrales nucléaires existantes puissent fonctionner aussi longtemps qu'elles sont sûres. Car la neutralité carbone et la sortie du nucléaire ne peuvent pas se faire en même temps. Nous avons besoin d'une adaptation de la stratégie énergétique.

Êtes-vous également favorable à la construction de nouvelles centrales nucléaires?
CL: La génération de nos petits-enfants se penchera peut-être à nouveau sur cette question. Actuellement, le débat socio-politique est clos. En tant qu'économiste de marché, je constate qu'aucun assureur privé n'accepterait d'assurer de nouvelles installations.
TB: Lors d'une assemblée des délégués tenue avant que la guerre en Ukraine n'éclate, le PLR a décidé que nous n'exclurions pas l'énergie nucléaire de la nouvelle génération. Les interdictions technologiques sont des interdictions de penser et empêchent les bonnes solutions.

Quel est le risque que les gens aient froid en hiver et que les usines doivent réduire leur production?
CL: Nous faisons tout pour éviter qu'une telle crise ne se produise. Nous remplissons les réservoirs de gaz et vérifions toutes les réserves de production d'énergie.
TB: Cela ne doit pas se produire. Les dommages pour l'économie et la société seraient gigantesques. Pour le gaz, la Suisse est moins dépendante de la Russie que l'Allemagne. Malgré tout, nous avons besoin le plus rapidement possible de centrales de surcharge, de réserves d'eau résiduelle et de gaz. Le développement des énergies renouvelables est malheureusement plus lent qu'en Allemagne: nous nous mettons nous-mêmes des bâtons dans les roues avec des procédures d'autorisation interminables pour le développement de l'énergie hydraulique et des obstacles politiques pour les installations photovoltaïques dans les Alpes.

Vous pointez maintenant la gauche du doigt. Mais c'est le PLR qui, dans certains cantons, a empêché, avec l'UDC, l'adoption de lois progressistes sur l'énergie.
TB: Que signifie progressiste? Nous sommes pour le développement des énergies renouvelables, mais il y a actuellement trop d'obstacles bureaucratiques. Ceux qui freinent sont effectivement ailleurs, et ils nous montrent maintenant du doigt. Cela ne nous fait pas avancer.

Monsieur Lindner, vous avez déclaré l'année dernière à Blick: «Nous devons tout entreprendre pour que la Suisse ne s'isole pas sur ce continent. Nous pouvons y jouer le rôle de bâtisseur de ponts.» Vous êtes maintenant au gouvernement: où construisez-vous ces fameux ponts ?
CL: J'ai des échanges très étroits avec mes collègues suisses, notamment avec le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis et le ministre des Finances Ueli Maurer. J'ai l'impression que nous sommes sur la bonne voie.
TB: Les relations ne sont pas aussi mauvaises qu'on le dit. Les échanges entre les pays fonctionnent parfaitement, notamment sur le plan économique. Mais il faut maintenant que les deux parties soient prêtes à discuter politiquement, sans lignes rouges décidées à l'avance.

Cette guerre ne prouve-t-elle pas que la Suisse doit se rapprocher beaucoup plus de l'Europe?
TB: Nous devons entretenir des relations étroites et bonnes avec tous nos partenaires occidentaux, et pas seulement avec l'UE. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne font notamment partie de nos principaux partenaires commerciaux.

Comment travaillez-vous ensemble ?
CL: Nous entretenons des contacts réguliers et informels. Entre le PLR suisse et le FDP allemand, le lien n'a jamais été aussi étroit depuis des décennies.
TB: Christian et moi avons le numéro de portable de l'autre et nous nous envoyons parfois des SMS. Nous observons le FDP allemand et cela nous permet aussi d'avoir des idées.

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