Ils avaient peur pour leur vie à chaque trajet. Erika Roth et Clemens Otto ont dû prendre le chemin d’accès à leur domicile alors que ce dernier était en travaux. Pendant six mois à deux reprises, les deux Alémaniques, domiciliés à Kehrsiten (NW), ont emprunté quotidiennement le trajet le plus dangereux de Suisse. «Nous avons été contraints par les autorités de traverser un chantier fermé au péril de nos vies, expliquent Erika et Clemens à Blick. Nous n’arrivons toujours pas à y croire aujourd’hui.»
Leur calvaire a commencé en 2018. Le canton voulait rénover la route cantonale entre Stansstad (NW) et Kehrsiten-Dorf. Il s’agit de la seule route d’accès à cette petite localité idyllique nichée au bord du lac des Quatre-Cantons. La route est étroite et entourée de rochers abrupts. La seule alternative: passer par le lac.
Afin de mieux protéger la population contre les chutes de pierres, des travaux routiers, de déblaiement des rochers et de préparation à l’installation de filets pare-pierres ont été effectués. Une fermeture complète de la route a été nécessaire pendant la durée des travaux, prévus en deux étapes au cours des semestres d’hiver 2020/21 et 2021/22.
Sans alternative de transport appropriée, la localité aurait été coupée du monde extérieur pendant cette période. Le canton avait donc élaboré une solution: un service de car-ferry qui amènerait les habitants de Kehrsit à Stansstad et les ramènerait toutes les heures. Coût de l’alternative: 2,4 millions de francs.
«Nous avons été ignorés»
Fin septembre 2018 déjà, deux bonnes années avant que les travaux de réfection ne commencent, les familles Roth et Otto ont adressé plusieurs courriers à l’Office de la mobilité du canton de Nidwald à titre préventif. Elles y exprimaient leur crainte d’être oubliées dans cette solution transitoire, car leurs maisons ne se trouvent pas au centre du village, mais le long de la route d’accès de quatre kilomètres. Ils ont attendu en vain une réponse des autorités, déplorent Erika Roth et Clemens Otto. «L’Office de la mobilité compétent ne s’est pas soucié de notre situation et de nos préoccupations. Nous avons été ignorés!»
Contactée par Blick, la direction des travaux publics du canton de Nidwald se défend: «De manière générale, nous nous efforçons toujours de trouver une solution acceptable pour toutes les personnes concernées par un chantier. Les perturbations sont cependant souvent inévitables.» À cause des conditions locales, avec une seule route d’accès vers et depuis Kehrsiten, ces perturbations se sont ponctuellement étendues, faute d'alternative.
Ce n’est qu’au début des travaux que les deux familles ont réalisé que le canton n’avait pas prévu de solution acceptable pour eux. Pendant la journée, de 8 à 17 heures, ils étaient censés rester chez eux ou traverser à pied les chantiers après s’être annoncés. La plupart du temps, ils devaient choisir leur créneau horaire la veille, racontent les riverains concernés. Mais d’après Erika et Clemens, le passage n’a souvent pas été autorisé à l’heure souhaitée, voire pas du tout. Ils ont été littéralement contraints de rester chez eux. «Nous n’avions aucune autonomie, aucune flexibilité, aucune qualité de vie. L’Etat arbitraire dans toute sa splendeur!»
Escalader les machines de chantier
La direction des travaux publics est consciente «que les restrictions peuvent être désagréables pour les personnes concernées, surtout si elles doivent être maintenues pendant une longue période», argue-t-on du côté du canton. Elles étaient toutefois indispensables pour pouvoir procéder à l’assainissement de la Kehrsitenstrasse.
Mais ces «restrictions» se sont rapidement révélées dangereuses pour la vie des habitants, comme le montrent les images. Du côté du lac, les garde-corps ont été démontés, des engins de chantier se trouvaient sur la route verglacée en hiver. Les riverains ne disposaient parfois que de dix à vingt centimètres de largeur pour passer. Ils devaient même régulièrement escalader les machines de chantier. «Des explosions ont parfois été effectuées pendant ou juste avant nos créneaux horaires de passage et des pierres sont tombées pendant la traversée du chantier. Nous avions peur pour notre vie!», dénonce Erika Roth.
Pour couronner le tout, le bruit des travaux, la poussière, la circulation sur le chantier et la distribution tardive du courrier ont accablé les habitants de la bourgade. Des conditions de vie très difficiles pour les personnes concernées: «On perd sa légèreté, on devient mélancolique et finalement on tombe malade!», se désole Clemens Otto.
La justice sollicitée
À plusieurs reprises, les deux parties ont attiré l’attention de l’Office de la mobilité et du directeur des travaux publics, alors responsable, sur leur situation. Rien n’a été fait. «Les autorités ne nous ont pas vraiment pris au sérieux, ou alors elles étaient dépassées. Au lieu de cela, nous avons été inondés de documents juridiques, sans doute dans l’espoir que nous capitulerions», critique le riverain de 65 ans.
En février 2021, Erika et Clemens, désespérés, ont fait appel à un avocat, notamment par crainte que leur situation ne s’améliore pas pendant la deuxième étape des travaux, l’hiver suivant. Leur avocat a alors écrit à la direction des travaux publics, reprochant au canton de les ignorer. Les autorités ont répondu quelques jours plus tard: les parties seront contactées au printemps 2021 afin de trouver des solutions appropriées.
Finalement, pour la deuxième étape à l’hiver 2021/22, l’avocat des familles Roth et Otto a pu obtenir un compromis. Ce dernier prévoyait que les parties puissent également accéder à leur maison à midi. Un bateau avait également été mis à disposition, circulant sur réservation et à heures fixes.
Paradoxalement, la traversée du chantier, présentée par le canton comme une solution acceptable lors de la première étape de travaux, a soudainement été interdite en dehors des heures fixes. Les responsables ont pris cette décision en estimant la traversée... trop périlleuse.
Indemnisation avec clause de renonciation
Après une longue dispute, la direction des travaux publics a finalement offert 35’000 francs à chacune des parties riveraines en guise de dédommagement, mais avec une clause de renonciation. Concrètement, cela signifie que Roth et Otto n’auraient pas pu formuler d’autres objections ou exigences et auraient dû renoncer à toute action en justice contre le canton. «Les autorités savaient très bien: ce qu’elles nous ont imposé est tout simplement illégal», s’indignent Roth et Otto.
En décembre 2021, les deux parties ont déposé une plainte pénale auprès du Ministère public de Nidwald contre les responsables du projet de construction, pour contrainte, mise en danger de la vie d’autrui et séquestration. Six mois plus tard, le Ministère public a fait savoir qu’il ne souhaitait pas ouvrir de procédure pénale. Il estime notamment qu’il n’a pas été prouvé qu’il y avait un danger de mort lors de la traversée du chantier.
Les deux familles sont résignées. Ils se sentent trahis et trompés par les autorités. «Nous sommes certes satisfaits du résultat des travaux. Mais nous n’aurions jamais pensé que tout cela se ferait sur notre dos, juste pour pouvoir économiser un peu d’argent, regrettent Erika Roth et Clemens Otto. Nous sommes également contre le gaspillage de l’argent des contribuables. Mais jamais des vies humaines ne devraient être mises en danger pour réduire les coûts.»
En juillet 2022, ils ont déposé un recours contre la décision du Ministère public auprès de la Cour suprême de Nidwald.