Cela fait presque quatre mois que la Russie a lancé sa guerre d’agression contre l’Ukraine. Mais le conflit entre les deux pays dure depuis plus longtemps: avec l’annexion de la Crimée en 2014, la Russie avait déjà soutenu des groupes séparatistes dans l’est de l’Ukraine et lancé les animosités.
L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avait joué un rôle important dans la médiation et la prévention de l’escalade. La Suisse a justement pris la présidence de l’organisation en 2014. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Didier Burkhalter, avait alors été catapulté au cœur de la politique mondiale. Il avait notamment mis sur pied une mission d’observation spéciale de l’OSCE.
Une situation suivie de près
Il n’est pas étonnant que Didier Burkhalter suive avec intérêt l’évolution actuelle du conflit en Ukraine, même s’il s’est pratiquement retiré de la vie politique en démissionnant en 2017. L’ex-conseiller fédéral ne s’exprime que très rarement sur l’actualité. Il a toutefois fait une exception l’année dernière lors de la campagne nationale de vaccination contre le Covid-19.
Contacté par Blick, l’ancien ministre des Affaires étrangères suisse refuse toute interview pour commenter la guerre en Ukraine. Le Neuchâtelois ne veut plus apparaître comme un «acteur politique», précise-t-il dans un mail. Il souhaite également éviter que ses déclarations ne soient utilisées contre le Conseil fédéral en place. «Servir et disparaître», telle est la devise de Didier Burkhalter.
Avec tout son cœur
Dans son courrier électronique, l’ancien ministre des Affaires étrangères se fend néanmoins de quelques réflexions sur l’Ukraine. «J’ai mis tout mon cœur dans l’engagement de l’OSCE», se souvient-il. Pendant trois ans, il a volontiers apporté toute son énergie «pour endiguer chaque jour la crise en Ukraine, afin qu’elle n’embrase pas le continent européen».
Aujourd’hui, comme hier, il est convaincu que la diplomatie déploie tous ses effets constructifs «lorsqu’elle se déploie dans une action d’abord discrète et dans des apparitions publiques modestes, nécessaires uniquement pour les besoins de la cause».
Des similitudes avec 2014
En ce qui concerne la situation actuelle, Didier Burkhalter estime que la diplomatie est confrontée à des problèmes similaires à ceux de 2014. «Entre la Russie et l’Occident, il existe de grandes différences culturelles dans la perception de l’histoire», constate-t-il. Un groupe de travail réunissant tous les acteurs importants (dont la Russie) avait alors tenté de surmonter ces différences pour l’avenir.
Une entreprise qui n’a pas abouti. Pour une détente concrète et durable, le travail aurait dû être accompagné d’une «forte volonté politique de rapprochement, analyse Didier Burkhalter. Cela n’a pas été le cas ces dernières années et la méfiance – tout comme le danger – n’a cessé de croître, alors qu’il est indispensable de construire sans cesse des ponts de confiance.»
La Suisse, bâtisseuse de ponts
Didier Burkhalter continue de voir la Suisse, avec sa tradition de bons offices, comme une possible bâtisseuse de ponts. «La diplomatie de notre pays, telle que je la conçois, consiste à construire en permanence des ponts entre les rives, même entre celles qui semblent éloignées ou qui présentent de profondes différences», explique-t-il. Il s’agit de toujours croire en une solution.
Et d’orienter tous les efforts vers la paix. «Les contacts doivent être maintenus sans relâche», souligne Didier Burkhalter. Ce dernier a toujours entendu dire à l’étranger, notamment par des présidents, que la Suisse était «le pays où l’on sait préserver la paix».
Dans ce sens, le débat en Suisse devrait moins porter sur les moyens – comme la neutralité ou les livraisons d’armes – que sur la stratégie. «De mon point de vue, l’objectif stratégique devrait être clairement la promotion de la paix: les bons offices. Tous les moyens devraient maintenant être pleinement utilisés à cet effet et certainement pas affaiblis», énonce encore Didier Burkhalter. Toutefois, il n’est pas sûr lui-même que cela fonctionne actuellement. «Y a-t-il encore une place pour une action comme celle de 2014? Seul le Conseil fédéral actuel peut y répondre.»
Aborder de «vraies questions» lors des négociations
Le Neuchâtelois souligne qu’un chemin difficile reste à parcourir pour toutes les parties, même si les opérations de guerre sont arrêtées. Il faudra alors, selon lui, aborder les vraies questions lors des négociations:
- les différences d’interprétation des principes fondamentaux de la sécurité européenne – et notamment l’unité de la sécurité européenne, selon laquelle aucun pays ne peut accroître sa propre sécurité au détriment d’un autre;
- la question de l’inviolabilité des frontières;
- le rôle et le développement de l’OTAN;
- les partenariats économiques, énergétiques et stratégiques entre l’est et l’ouest;
- les mesures de confiance, tout particulièrement dans le domaine du désarmement.
«L’Ukraine est depuis longtemps un pays qui partage ses passions et ses cultures entre l’Est et l’Ouest», analyse le Romand. Il rappelle que le nom Ukraine signifie «pays frontalier». «De Lviv à Marioupol, il y a des centaines de kilomètres et des milliers d’histoires humaines différentes. C’est peut-être le terrible destin de l’Ukraine que de cristalliser l’incompréhension terrifiante et dévastatrice entre l’est et l’ouest. Et ce, alors que ce pays pourrait jouer le rôle de charnière principale.»
Regarder tous les acteurs dans les yeux
Enfin, Didier Burkhalter conclut son mail d’une ultime réflexion: «Il est certes bon de défendre nos valeurs et la démocratie en particulier. Mais il est aussi important de regarder le monde en face, avec tous ses acteurs et pas seulement ceux qui nous conviennent le mieux ou qui nous ressemblent le plus, écrit-il. Ceci afin de ne pas reléguer la démocratie dans une sorte de citadelle occidentale. Pour continuer, en tant que Suisse, à construire des ponts entre les différences profondes qui existent dans notre monde – et qui existeront encore longtemps, pour autant que ce monde lui-même continue d’exister.»