C’est l’une des institutions sociales vaudoises les plus célèbres. Depuis 1976, la Fondation Les Oliviers a aidé un grand nombre de personnes alcooliques ou en proie à d’autres addictions. Actuellement, elle en accueille plus de 60 et accompagne 215 stagiaires en réinsertion professionnelle. Mais depuis quelque temps, les nuages s’amoncellent au-dessus de ses foyers et de ses ateliers d’occupation de Lausanne et du Mont-sur-Lausanne.
Victime d’une cyberattaque en pleine pandémie de Covid-19 en 2020, la structure fait face à une autre crise majeure: celle de son personnel, qui quitte le navire en nombre depuis plusieurs mois, a appris Blick. Que se passe-t-il? «Notre institution traverse une période difficile, tendue et critique, et nous avons connu de nombreux départs», explique Christophe Cavin, président du conseil de fondation, confronté aux résultats de nos investigations. Avant de lâcher: «Pour établir un diagnostic précis, nous avons lancé fin janvier un audit externe, encore en cours actuellement. Nous avons averti l’État de cette démarche.»
En d’autres termes, l’établissement socio-éducatif — financé par l’argent des contribuables à hauteur de 13,3 millions par an et qui emploie 123 personnes — n’est pas encore sorti de la gonfle. Le climat semblait s’être un peu apaisé, mais une actuelle collaboratrice — souhaitant garder l'anonymat comme nos autres sources — a contacté Blick lundi 14 mars pour tirer la sonnette d’alarme. L’équipe du foyer de la Pontaise déplore cinq nouveaux arrêts maladie. Les cinq ont donné leur démission, confirme la direction.
«L’équipe s’épuise»
Tentons d’y voir plus clair et remontons un peu dans le temps. Avant de rencontrer Christophe Cavin et Thierry Chollet, directeur général, au mois de février, Blick s’était procuré des documents et avait mené l’enquête auprès d’actuels et d’anciens salariés.
En réalité, la crise a atteint des sommets durant le premier semestre de 2021 et touchait surtout le foyer de la Pontaise, même si les autres sites ont aussi été affectés par une myriade de défections. Une dénonciation envoyée à l’Inspection du travail, datée du 15 juillet et dont nous avons obtenu copie, décrivait une situation cataclysmique. «Depuis plusieurs mois, nous sommes en sous-effectif, et l’équipe présente sur le terrain s’épuise», amorce le texte, qui fait état d’une équipe amputée de deux tiers de ses membres — «neuf collègues en arrêt maladie et 11 démissions».
«De nouveaux collaborateurs ont tardé à se faire engager, déplore la lettre. Une nouvelle infirmière a rejoint notre équipe au 1er juillet et a déjà posé sa démission deux semaines après son arrivée en constatant notre dynamique de travail.» Une situation qui n'est pas sans conséquence: la personne derrière ces lignes considérait le «risque d’erreur au niveau des soins prodigués» comme «important».
Trois employés pour environ 40 résidents
Selon celle-ci, l’équipe n’arrivait plus à suivre les résidents selon le cahier des charges et les patients étaient «inquiets». Et puis, elle dénonce l’absence de supérieur hiérarchique. «Notre chef d’équipe a été remercié […] en raison de son incompétence. Il n’a jamais été remplacé. […] Seul le directeur général est joignable, mais il ne semble pas saisir la réalité du terrain.»
D'autres enquêtes
Blick a pu trouver des témoins pour appuyer ces écrits. Et en raconter bien davantage encore. «Nous pouvons confirmer la véracité des faits avancés dans cette dénonciation à l’Inspection du travail, affirment ces deux ex-employées, rencontrées fin 2021. C’était la catastrophe. À un moment donné, l’été dernier, il ne restait plus que trois personnes sur quinze, pour s’occuper d’une quarantaine de résidents.»
La liste de leurs doléances est longue. À commencer par la sensation d’avoir été totalement livrées à elles-mêmes. Elles dénoncent un manque d’écoute et de soutien de la direction. «Durant mon temps aux Oliviers, je n’ai jamais eu d’entretien personnel avec ma hiérarchie. Personne n’est jamais venu vérifier ce que je faisais. Je venais au boulot pour faire un peu comme je pensais. J’avais l’impression d’être un électron libre. Durant cette expérience professionnelle, je n’ai rien appris de fondamental.»
«Je venais avec un spray au poivre au boulot»
Les deux ex-collègues se sentaient «déconsidérées» et «démunies», notamment face à une population de résidents parfois violente. «À la fin, je venais avec un spray au poivre au travail. Personne ne nous a formés pour suivre des gens qui sortent de prison, comme c’est parfois le cas ici. De manière générale, le peu de formations que nous recevions à l’interne ressemblaient à des exposés de gamins de 4e année primaire.»
Leurs mots à l’encontre de la fondation sont très durs. «L’organisation en elle-même était sans grandes lignes directrices, sans pédagogie, sans mission claire. Nous étions quinze pour une quarantaine de résidents. Aux Oliviers, c’était 'fais ta life'. On ne proposait aucun encadrement, aucune activité. Les patients glandaient. Il n’y a jamais eu de groupe de parole, par exemple… Alors qu’un séjour coûte 10’000 francs par mois! Nous avons essayé de mettre des choses sur pied, mais nous étions tous tellement épuisés…»
Résultat, l’état des bénéficiaires en pâtissait, racontent-elles. «Cette période a été très anxiogène pour eux. Ils se réfugiaient dans leurs problèmes, dans la consommation… Par exemple, l’un d’eux faisait des rechutes, revenait à 3 pour mille tous les jours, jetait sa télé par la fenêtre… Une autre prenait du GHB en chambre: on l’a retrouvée nue dans les couloirs… Les résidents ont senti ce manque d’encadrement et notre fatigue était communicative. Plusieurs fois, les larmes me sont montées.»
Un binôme de chefs «toxique»
Une de nos interlocutrices a observé une dégradation des conditions de travail au fil des ans. «À l’époque, il y avait une espèce de binôme toxique entre l’ancien chef d’équipe, qui s’est fait licencier avant l’été 2021, et l’ex-directeur de l’hébergement, qui s’est suicidé début 2020. Notre ancien chef d’équipe dysfonctionnait fortement, arrivait complètement défoncé au boulot… La direction générale l’a laissé en poste bien trop longtemps.»
Directeur général, Thierry Chollet rejette les témoignages l’accusant de méconnaître la réalité du terrain, soulignant par exemple avoir lui aussi mis la main à la pâte au plus fort de la crise et disposer d’une grande expérience professionnelle. Mais il entend les autres critiques. «Lorsque les gens parlent de leur ressenti ou de leur sentiment d’insécurité, je les crois. Je ne vais pas dire que ce qui vous a été dit est faux. Mais de la violence, de la consommation de produits ou du deal, il y en a malheureusement toujours eu.»
Par ailleurs, la direction ne savait rien des comportements de l’ancien chef d’équipe avant l’an dernier, promet-il. «Nous n’étions pas au courant de ces problèmes avant l’arrivée du nouveau chef de l’hébergement début 2021. Nous avons agi en conséquence dès que nous en avons eu connaissance.»
Quant aux remarques plus concrètes énoncées par nos interlocutrices, Thierry Chollet assure avoir pris le taureau par les cornes pour corriger le tir. «Par exemple, pour renforcer l’encadrement — trop faible à l’époque — des collaborateurs qui se sentaient délaissés face à une population difficile, nous avons réorganisé notre structure. Nous avons créé des postes de responsables de site et nommé des personnes issues des équipes. Ces cadres sont aujourd’hui plus proches du terrain.»
«Nous sommes désormais conformes aux exigences»
Quid de la situation de sous-effectif? «C’était un peu un cercle vicieux, analyse Christophe Cavin. Lorsqu’il y a une série d’arrêts maladie, les tâches sont toujours les mêmes mais reposent sur une équipe restreinte, qui se fatigue. En parallèle, les processus d’engagement prennent du temps.» Thierry Chollet rappelle, lui, que le nombre de collaborateurs est défini par l’État: «Chaque année, nous devons négocier pour garder tous les postes alors que notre travail s’est complexifié.»
Après le passage du CIVESS (Contrôle interdisciplinaire des visites en établissements sanitaires et sociaux), organe cantonal chargé de vérifier la bonne marche des institutions vaudoises, de nouvelles activités pour les résidents et des formations pour le personnel ont notamment été mises en place. «Nous sommes désormais conformes aux exigences, se réjouit le directeur général. Les éléments qui avaient posé problème lors des premières inspections ont été corrigés.» Les remarques de l’Inspection du travail ont aussi été prises en compte, appuie-t-il.
L’espoir du président
Prochaine étape: le rapport de l’auditeur externe. «Le Covid aura été un accélérateur et ce qui n’allait pas bien s’est aggravé, regrette Christophe Cavin. Ce n’est toutefois pas une excuse. Le travail visant à nous sortir de cette crise est en cours, mais il n’est pas terminé. Aujourd’hui, la situation n’est pas encore bonne et le turn-over parmi le personnel est encore trop élevé. Et immanquablement, cela a un impact, difficilement quantifiable, sur les bénéficiaires. Des engagements sont aussi en cours.»
Mais le président du conseil de fondation a bon espoir. «Nous attendons les conclusions de cet état des lieux avec impatience. Nous prendrons ensuite des mesures supplémentaires, en nous basant sur les conseils qui nous seront donnés.» À quand un ciel plus bleu au-dessus des Oliviers? «Nous aimerions qu’au deuxième semestre de cette année les choses se soient stabilisées.»