Des injures et des menaces
Des policiers genevois espionnent leurs voisins, puis les traînent en justice

Insultes jugées racistes, menaces, personnes filmées à leur insu… Bienvenue dans un drôle d’immeuble à Chancy, dans la campagne genevoise. Une bâtisse dont les copropriétaires ont fini par régler leurs différents personnels devant un tribunal, a appris Blick.
Publié: 31.07.2023 à 06:10 heures
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Dernière mise à jour: 31.07.2023 à 15:37 heures
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Photo: Midjourney
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

«Enculé! Antisémite, fils de pute va! Avec ton flic de copain là, viré!»: exemple d’un échange de politesses entre résidents d’un immeuble en copropriété (PPE) à Chancy, dans le canton de Genève (que nous avons pu lire dans une plainte pénale).

Une Russe, un Juif français, un Maghrébin et deux policiers valaisans achètent un bien immobilier. Et ce n’est pas le début d’une mauvaise blague raciste. Mais le contexte d’une querelle de voisinage qui a très vite tourné au gros litige — et s’est soldée devant le Tribunal de police. Blick s’est procuré une ribambelle de documents qui en atteste, et qui permet de raconter cette singulière histoire.

La bataille juridique entre ces cinq copropriétaires (trois contre deux) de l’immeuble durera de 2015 à 2017. En effet, ceux que nous appellerons M. et Mme. Meier* et M. Touati* ont traîné un couple du bâtiment, Svetlana G. et Alain C., en justice. Les motifs invoqués? Injures, menaces et diffamation.

Curiosité du dossier: les plaignants ont utilisé des enregistrements vidéo réalisés à l’insu du couple pour tenter d’inculper ce dernier (on y reviendra). Des preuves a priori illégales, brandies par des employés de la police dans un procès, donc.

Ce qui n’a pas empêché ce couple de Valaisans d’origine, aux côtés du chauffeur de taxi M. Touati, de sortir plutôt gagnants de cette histoire. Alain C. ayant, in fine, écopé de 180 jours-amendes pour la plupart des chefs d’accusation. Le Français, au bénéfice d’un permis C, a également dû payer des milliers de francs d’indemnités aux plaignants, comme en atteste le jugement du Tribunal de police du 6 octobre 2017 en notre possession.

(Pas si) paisible campagne genevoise

L’histoire — un imbroglio d’hostilités et d’insultes, avec un soupçon de propos aux relents racistes — vaut la peine d’être contée depuis le début. Nous sommes en 2014. Les nouveaux propriétaires de l’immeuble de Chancy, dont Sveltana G. et son compagnon Alain C, prennent possession de leur logement. Sans véritablement connaître les autres occupants au préalable. L’appartement du couple comprend un balcon, et se situe au premier étage, juste au-dessus de l’appartement de M. et Mme. Meier, le couple de policiers.

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«Je ne saurais dire quand l’enfer a commencé. Au début, j’ai le souvenir de relations cordiales. J’ai déjà été boire des cafés chez eux, par exemple…»
Svetlana G.
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«Je ne saurais dire quand l’enfer a commencé, confie Svetlana G. à Blick. Au début, j’ai le souvenir de relations cordiales. J’ai déjà été boire des cafés chez eux, par exemple…» Mais la cohabitation paisible n’aurait pas duré longtemps.

Très vite, le mode de vie d’Alain C. et de Svetlana G. (mais surtout d’Alain C.) semble gêner une partie du voisinage. Le 7 septembre 2014, quelques mois à peine après l’emménagement, une première lettre de Mme. Meier part à la gérance. Pour lui «signaler un dysfonctionnement dans la vie de la copropriété», peut-on lire dans la missive.

Une première dénonciation, donc. L’employée de police défouraille: «Monsieur C. Alain […] a adopté à de multiples reprises un comportement complètement inacceptable.» Le couple reproche par exemple à l’homme de «fumer dans l’ascenseur, d’écraser ses mégots de cigarette dans les allées, d’abîmer la peinture […]»

La goutte de trop

Environ un an plus tard, le 9 juillet 2015, le couple de policiers et le chauffeur de taxi déposent officiellement plainte contre Svetlana S. et Alain C, assistés d’un avocat genevois de renom: Me Robert Assaël. Motifs: injures, menaces et diffamation.

Les plaignants arrivent armés: en plus de leurs témoignages et des échanges de lettres avec la gérance, ils dégainent, dans ladite plainte que nous avons pu consulter, des «preuves» vidéo des insultes qu’aurait proférées Alain C. et sa compagne à leur encontre. Plus exactement une supposée retranscription de ces prétendues insultes.

On parle d’une vingtaine d’enregistrements, réalisés entre 2015 et 2016 à l’insu du couple par M. et Mme. Meier — que nous avons également pu nous procurer.

Au début épargnée par les plaintes et dénonciations, Svetlana G. se retrouve vite, à son tour, confrontée à la justice. Elle est accusée, dès le 31 octobre 2016, retranscription d’une vidéo à l’appui, d’avoir traité ses voisins de «connards» le 26 avril 2015 sur son balcon. Elle contestera cela.

«Collabos de nazis»

Alain C. reçoit une ordonnance pénale pareillement datée. Et son dossier pèse bien plus lourd que celui de sa compagne. Toujours vidéos en caméra cachée à l’appui. La liste des chefs d’accusation est longue, nous n’en citerons par conséquent que les éléments les plus marquants.

«
«Alain C. aurait, du balcon de son domicile, alors qu’il se savait entendu notamment de M. et Mme. Meier, traité ces derniers (...) d’antisémites, d’enculés, de trafiquants de drogue, de collabos de nazis...»
Ordonnance pénale contre Alain C., 31 octobre 2016
»

Le 26 avril 2015, Alain C. aurait, «du balcon de son domicile […], alors qu’il se savait entendu» notamment de M. et Mme. Meier, traité ces derniers ainsi que des voisins d’«antisémites» (ndlr: Alain C. étant français de confession juive), d’«enculés», de «trafiquants de drogue», de «collabos de nazis» et, s’agissant spécifiquement de M. Meier, de «flic corrompu», de «fils de pute». Il aurait aussi qualifié la femme de ce dernier de «pute».

M. Touati, d’origine maghrébine, aurait quant à lui été accusé par Alain C. de «tailler des pipes» et de «fournir du shit». Plus tard, le 14 juin 2015, le chauffeur de taxi de profession aurait également été qualifié de «djihadiste» par son voisin.

Ce n’est pas fini. Le 1er janvier 2016, juste après minuit, «il est également reproché à Alain C. d’avoir […] laissé entendre» que M. Meier et un autre voisin, témoin dans la plainte collective, «avaient versé 20’000 francs au procureur chargé de la présente procédure pour agir en leur faveur.»

Écoutés «illégalement»

Problème: les preuves les plus accablantes des propos insultants qu’aurait tenus Alain C. et Svetlana G. se trouvent sur des bandes-vidéo enregistrées à l’insu des principaux intéressés.

Ainsi, moins de trois mois plus tard, dans le cadre de la même procédure, Svetlana S. a porté plainte contre M. et Mme. Meier, au sens de l’art. 179 du Code pénal, qui stipule que «quiconque, sans le consentement de tous les participants, écoute à l’aide d’un appareil d’écoute ou enregistre sur un porteur de son une conversation non publique entre d’autres personnes, est, sur plainte, puni […].»

Cela ne semble pas avoir eu grand effet. Dans une lettre adressée le 6 avril 2017 au Tribunal de police en charge de la procédure, quelques mois avant que le verdict ne tombe, la quarantenaire déplorait «ne pas avoir reçu de réponse du Ministère public» concernant sa plainte pour «enregistrements et écoutes illégales».

D’après les dires de Svetlana G., ses plaintes n’ont jamais abouti. La femme a également adressé, dès 2016 déjà, des doléances par écrit, que nous avons pu consulter, à ce même sujet à la Commandante de la police genevoise Monica Bonfanti — la cheffe de ses voisins policiers. Nous ne savons pas si des mesures ont été prises par Monica Bonfanti.

Une conciliation et beaucoup de dégâts

Svetlana G. n’en démordra pas jusqu’au jugement, prononcé par le Tribunal de police en octobre 2017. Et elle l’affirme encore, à l’autre bout du fil: «Ces vidéos n’étaient pas des preuves légitimes…»

Le Ministère public et le Tribunal de police ayant refusé de répondre à nos questions, nous savons simplement, grâce à une lettre adressée par l’avocat de Svetlana G. au Tribunal de police, que l’enregistrement vidéo où cette dernière est accusée d’avoir traité ses voisins de «connards», «n’a pas été diffusé en audience d’instruction, contrairement à ce que dit le Procureur […]». La «prétendue retranscription figurant dans la plainte pénale n’a rien d’objectif», peut-on également y lire. Ainsi, la vidéo n’aurait en réalité pas été prise en compte dans la procédure.

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«M. Touati a vendu son appartement et déménagé en 2015 déjà. Quant à nous, nous ne pouvions pas vendre avant — sinon nous l’aurions peut-être fait…»
Svetlana G.
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Mais les autres enregistrements, où on entend de fait Alain C. médire des voisins, ont-ils eu un poids sur le jugement? A-t-il été condamné uniquement sur la base des autres éléments (témoignages, lettres à la gérance)? Faute de réponses du pouvoir judiciaire, le mystère reste entier.

Quoi qu’il en soit, la décision du 6 octobre 2017 acquitte Svetlana G. et condamne Alain C., sans faire mention des plaintes pendantes contre M. et Mme. Meier, pourtant déposées dans le cadre de la même procédure. L’affaire s’est close avec une procédure de médiation. L’avocat des plaignants, Me Robert Assäel, n’a pas répondu à nos sollicitations.

Quelle ambiance dans l’immeuble, des années après les faits? Svetlana G. raconte à Blick: «M. Touati a vendu son appartement et déménagé en 2015 déjà. Quant à nous, nous ne pouvions pas vendre avant — sinon nous l’aurions peut-être fait… Et peut-être que nous allons bientôt le faire. Mais c’est dommage: c’est un si joli coin de campagne, on a une jolie vue, on rêvait de ce logement.»

*Les parties plaignantes ont été anonymisées. Toutes les identités sont connues de la rédaction.

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