Délaissé par les jeunes?
Enquête dans les méandres du bénévolat

La période des Fêtes est chaque année propice à la générosité, empreinte parfois d’un brin de culpabilité. On dit le bénévolat santé et social en crise, délaissé en particulier par les jeunes. Erreur d’appréciation.
Publié: 07.01.2025 à 20:54 heures
Les bénévoles se mobilisent plus facilement à la période de Noël, mais il est toujours aussi difficile de recruter des jeunes.
Photo: KEYSTONE
Blaise Calame
L'Illustré

Une fois encore durant les Fêtes, le spectacle de la solidarité a envahi l’espace public. Le sapin qui cache la forêt? On dit le bénévolat en crise, victime de la numérisation de la société qui prêche l’individualisme auprès des jeunes, désignés coupables de désengagement. A tort. «L'illustré» a mené l'enquête dans le Jura.

Chaux-de-Fonnière installée à Porrentruy depuis vingt ans, Maïka Renaud y a cofondé il y a un an Frigo Solidaire, une association qui distribue des invendus – nourriture, produits frais et d’hygiène. «La période des Fêtes est intéressante pour le recrutement de bénévoles», confie-t-elle. Assistante sociale à Caritas à 80% et maman de trois filles, Maïka Renaud s’est engagée très jeune dans le bénévolat, via le syndicalisme. «J’ai toujours lutté pour la justice sociale, confie-t-elle. Il y a aussi ma foi en Dieu. J’aime les gens, donc je dois partager.» Quand on lui parle de crise des bénévoles et de l’engagement, elle nuance: «Ce qui est compliqué, c’est de recruter des jeunes pour du bénévolat régulier. En revanche, ils répondent vraiment présent quand on les sollicite ponctuellement. Dans le bénévolat, il faut des fidèles au long cours, qui sont le ciment des associations, et des bénévoles à l’engagement plus ponctuel. On a besoin des deux.»

Une jeunesse lucide

Dans sa jeunesse à La Chaux-de-Fonds, ville ouvrière, Maïka se souvient qu’elle était «l’une des rares» à faire du bénévolat: «Les jeunes ne s’engageaient pas plus. Je trouve ceux d’aujourd’hui plus concernés par les injustices du monde. La jeunesse constate les méfaits d’un système qui accroît les inégalités au lieu de les résoudre.»

Installée à Mervelier (JU), Noémie Merçay, politologue et sociologue, est depuis neuf ans la coordinatrice de Bénévolat Jura, centre de compétences pour la vie associative, le bénévolat et sa gestion instauré par les responsables d’associations eux-mêmes en 2002. Enfant de Porrentruy, elle a étudié à Lausanne avant de travailler à La Chaux-de-Fonds, à Bienne et maintenant à Delémont. «Je ne parlerais ni de crise du bénévolat ni de crise de l’engagement, confie-t-elle dans sa permanence, ouverte chaque mardi. Il y a une crise sociale et une crise économique qui ont des répercussions sur le bénévolat, voilà tout.»

En réalité, fait-elle observer, le Jura, canton romand, périphérique et rural, présente d’excellentes statistiques. Le renouvellement des effectifs constitue-t-il un souci? «Je ne vois pas les choses ainsi. L’ensemble de la société se spécifie et se professionnalise. Le libéralisme économique et les technologies numériques ont accéléré le rythme. L’évolution de la société ne semble pas aller dans le sens de mieux prendre soin des humains. Il n’en reste pas moins que, aujourd’hui, le taux d’implication des gens dans le collectif est sensiblement le même qu’avant. Ce qui a changé, c’est que la ressource bénévole est sollicitée partout et que le nombre d’associations a explosé!» Et l’absence de rétribution, est-elle un frein à l’engagement? «Oui, les rétributions sont nécessaires et, quoi qu’on en dise, si l’on s’engage comme bénévole en disant n’attendre aucun retour (matériel ou symbolique), je pense qu’on s’égare. Le don de soi n’est pas quelque chose de durable.»

Fossé générationnel

Quand on pointe les jeunes du doigt, elle s’emporte: «Ras-le-bol de ce point de vue de boomer! Les jeunes ont besoin de soutien. Ils n’ont pas pu sortir dans l’espace public au moment du covid et ce n’est pas un détail. Pour moi, les plus âgés ne font pas confiance aux jeunes d’aujourd’hui, ceux de la génération Z, partant du principe qu’ils ont été des enfants rois. Les jeunes ont de l’envie, mais ne sont que peu éduqués à la vie associative, aux assemblées générales, par exemple, qui génèrent du débat et du collectif. Cette absence de pédagogie de la vie associative est un gros souci. Le monde politique a tendance à penser que la ressource bénévole va de soi.»

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L'évolution de la société ne semble pas aller dans le sens de mieux prendre soin des humains
Noémie Merçay, coordinatrice bénévolat Jura
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«Sur le plan de la fidélisation des bénévoles, on tape beaucoup sur les jeunes, mais on sous-estime la dureté du monde dans lequel ils arrivent. On ne reconnaît pas leur droit à rejeter des jobs merdiques. Ils résistent et je trouve admirable qu’ils refusent de se laisser «matrixer» (référence au film Matrix, ndlr). Il faut du courage.»

Pour Noémie Merçay, l’âge moyen des bénévoles, avancé, s’explique aisément: «On s’engage plus quand les enfants ont quitté le nid. Idem pour les 60-75 ans que, au moment du covid, le Conseil fédéral a sortis du jeu sans réfléchir aux implications.»

Salariée à 80%, l’Ajoulote Magali Gast, assistante sociale de formation, est entrée à Caritas le 1er février 1995. Elle peut s’appuyer sur un parc de quelque 300 bénévoles. «Si les 20 à 40 ans sont peu présents, c’est qu’ils étudient et travaillent. Ils viennent dans du volontariat ou du bénévolat ponctuel. Une chose qui m’étonne davantage, c’est l’explosion des demandes pour du bénévolat de la part de gens au parcours de vie compliqué.» Noémie Merçay, elle, comprend cet afflux de «cabossés de la vie». «Le marché actuel du travail exclut beaucoup de personnes, rejetées pour raisons de santé ou fragilisées par un événement malheureux. C’est un gros défi pour la gestion du bénévolat comme pour la société.»

Ne rien improviser

L’élan de solidarité provoqué par l’invasion russe en Ukraine a été spectaculaire. «Certains sont allés jusqu’à demander que, dans nos magasins, les vêtements soient offerts aux Ukrainiens, comme si leur proximité justifiait une différence de traitement avec les Erythréens pour ne prendre que cet exemple, confie Magali Gast. Caritas a refusé. Jamais on n’avait reçu pareille demande. Par ailleurs, rien n’était structuré. La solidarité sans encadrement, c’est vite la gabegie.» Maïka Renaud est d’accord: «On ne s’improvise pas dans le bénévolat.»

Noémie Merçay pointe d’autres dérapages: «Le pire, ce sont ceux qui se prennent pour le Sauveur. Je débriefe beaucoup de gestionnaires de bénévoles confronté(e)s à ces personnes. Quand on me demande: «Mais pourquoi les former?», j’hallucine! Il faut comprendre qu’une grande partie du travail de gestion du bénévolat, c’est de la gestion de risques. Si ta maman est en fin de vie et qu’elle reçoit la visite hebdomadaire d’un(e) bénévole, tu attends que cette personne ait des compétences et agisse dans un cadre sécurisé.»

«Le bénévolat ne saurait se substituer à un poste de travail rémunéré sur la base de quarante heures de travail par semaine, reprend Magali Gast. C’est très cadré aujourd’hui, au point que ça peut dissuader. Quelqu’un m’a dit un jour: «Qu’est-ce que ça devient compliqué d’être bénévole!» On fait signer une convention, par exemple, et, dans certains secteurs, les bénévoles sont soumis(es) à trois mois d’essai.»

Devenir bénévole est néanmoins quelque chose de gratifiant, de valorisant. «C’est vrai, confie Magali Gast, mais il reste beaucoup à faire en termes de reconnaissance et de valorisation politiques.» Noémie Merçay valide: «La façon dont le pouvoir politique apprécie les richesses humaines de notre société m’inquiète. Tant qu’on ne valorisera pas mieux le travail associatif et bénévole, notamment celui des professionnels qui les accompagnent, le problème ne fera que grandir.» 

Julien Bahisson53 ans, chauffeur bénévole pour la Croix-Rouge jurassienne, Delémont

Papa séparé de deux filles de 22 et bientôt 23 ans, l’une apprentie et l’autre universitaire, Julien Bahisson, 53 ans, réside à Delémont. Ce rentier AI à 100% met ses compétences de chauffeur au service de la Croix-Rouge jurassienne (CRJ), qu’il a rejointe en 2018. «C’est une infirmière des soins à domicile qui m’en avait parlé. J’avais envie de me rendre utile, de donner plus de sens à mon existence. Grâce au bénévolat, j’ai retrouvé une utilité, mais peut-être plus encore une identité sociale, d’autant que la mienne était fragmentée par l’ostracisme lié au statut AI.» Il donne. Il reçoit. «C’est très constructif. Je trouve beaucoup plus de gratification dans mon rôle de bénévole que dans celui d’architecte, qui était mon métier.»

Le chauffeur bénévole avoue que la rétribution – défraiement au kilomètre et essence payée auxquels s’ajoute un repas annuel – l’a aussi motivé.

«Pour un bénévolat qui fonctionne bien, il faut un cahier de prestations clair. Le bénévole doit se sentir sécurisé dans son activité.» Pour l’anecdote, il confie que, par prudence, la CRJ enjoint à ses chauffeurs de «ne parler ni politique, ni religion» en voiture.

Gare à l’excès d’empathie

Julien Bahisson est un bénévole polyvalent. Pour la CRJ, il apporte aussi, une fois par semaine, un soutien scolaire aux migrants mineurs. Il donne également des cours de français aux Ukrainiens à travers l’AJAM (Association jurassienne d’accueil des migrants) et chérit un projet plus personnel d’intégration des migrants à travers la salle d’escalade de Delémont.

Il faut néanmoins prendre garde à une générosité excessive, fait-il remarquer. «C’est le syndrome du sauveur. Animé de trop d’empathie, le bénévole se perd et met sa propre santé en danger.»

Aider son prochain est une vertu, que l’on soit croyant ou non, «mais quand le volontariat entraîne de la condescendance, le risque de développer un rapport toxique est réel». Le danger? Que les bénéficiaires se retrouvent en position d’infériorité. «On peine à sortir d’un rapport de domination, observe-t-il. C’est vrai dans le domaine humanitaire comme dans le bénévolat.» 

Jacqueline Wirz67 ans, bénévole au Frigo Solidaire, Porrentruy

«La première fois que j’ai fait de la distribution de nourriture pour Frigo Solidaire, ça m’a pris les tripes. Quand il reste quatre œufs et que tu as dix personnes devant toi, c’est rude. J’ai dû m’adapter.» Désormais retraitée, Jacqueline Wirz a grandi à Villars-sur-Fontenais (JU) où ses grands-parents étaient agriculteurs. Deuxième des trois enfants d’un père biennois et d’une mère alémanique employés dans l’horlogerie, elle était l’unique fille. Après une scolarité stricte dans une école religieuse ajoulote, elle sera placée chez un pasteur en Suisse alémanique.

Adulte, elle part pour Genève, où elle se marie. L’arrivée de triplés fragilise le couple et le conduit au divorce. «Par bonheur, j’ai ensuite rencontré Roger, un Genevois d’origine argovienne. On s’est remariés et on est toujours ensemble.»

«A Genève, je faisais du bénévolat tous les week-ends, d’abord auprès de l’association genevoise Darwyn, à Sézenove (Bernex), qui s’occupe de chevaux.» Mais Genève est devenue trop chère pour le couple, qui vend sa maison et déménage en Ajoie. «En arrivant à Porrentruy, en 2021, mon mari et moi avons commencé par nous occuper de deux ânes en pension à Courtedoux, puis j’ai repéré une affichette de Frigo Solidaire qui recherchait du monde. Voilà!»

Pourquoi le bénévolat?«Parce que j’ai besoin de m’occuper et de me sentir utile, même si je n’ai jamais été diagnostiquée hyperactive.» Elle rit. Vive et vigilante, Jacqueline déplore que certains, toxicomanes en tête, abusent de Frigo Solidaire. Maïka Renaud, cofondatrice de l’association, nuance: «Ceux qui profitent ne représentent que 1% de l’ensemble. On fait avec.»

Surnom: Mère Teresa

Si Jacqueline, que ses proches surnomment Mère Teresa, se braque, cela n’est pas par hasard. Elle qui a bourlingué à Madagascar et au Brésil n’a jamais oublié le visage des enfants affamés qui la regardaient manger.

Jacqueline Wirz reconnaît que son statut de bénévole la valorise. «Je prends mon rôle très à cœur, mais Roger me le dit souvent: «Tu ne peux pas sauver tout le monde.» Maïka Renaud la reprend: «Non, tu ne peux sauver personne.» Juste. La retraitée en convient. 

Alexandra Montavon40 ans, bénévole pour l’Association jurassienne d’accueil des migrants (AJAM), Alle (JU)

Née près de Bonn (Allemagne), Alexandra Montavon a rencontré son époux Julien, Jurassien, il y a vingt ans en Nouvelle-Zélande! Elle l’a ensuite rejoint en Suisse où sont nées leurs trois filles, âgées de 6, 9 et 11 ans. La famille vit à Alle, en Ajoie. Portant des lunettes qui lui donnent un air d’institutrice, ce qu’elle est dans le primaire depuis trois mois, Alexandra a conservé un très léger accent. «S’installer dans un nouveau pays est une épreuve. J’ai moi-même dû apprendre le français, une langue difficile. Je compatis avec celles et ceux qui arrivent ici de l’étranger.»

Alexandra Montavon a étudié à Francfort, puis à Bâle. Master en études africaines, puis bachelor en linguistique pour les langues africaines orientales (arabe et farsi). Pourquoi ce choix? «Parce qu’en Allemagne ma famille accueillait des étudiants étrangers et cela a réveillé mon intérêt pour d’autres cultures.»

Interactions précieuses

Devenue Ajoulote, elle a proposé ses services à l’AJAM il y a un an. Elle avait déjà fait du bénévolat, pour les femmes migrantes notamment. En visitant en décembre 2023 le centre Saint-Paul pour mineurs non accompagnés, à Porrentruy, elle est sensibilisée au sort de Rahmat, ado afghan âgé maintenant de 17 ans, qui rejoint les Montavon une ou deux fois par semaine. «L’idée, c’est d’offrir une famille, de parler le français, de sortir du cercle institutionnel afin de créer du lien avec les gens d’ici. On parle, on joue, on mange ensemble et on partage la vie quotidienne.»

«Ces interactions aident beaucoup Rahmat, ce que nous a confirmé son éducateur. Il était très réservé. Il s’est ouvert.» L’accueil a été naturel. «C’est un vrai projet familial. Rahmat est comme un grand frère pour nos filles.»

Alexandra Montavon explique que Rahmat avait 13 ans en fuyant l’Afghanistan. Laissant sa famille sur place, il a été obligé de devenir mature rapidement. «Il a apprécié de découvrir ici une autre vie de famille, d’être un peu chouchouté, soutenu, aimé. Sans couper les liens qu’il a gardés là-bas, il s’est senti bienvenu. Grâce à lui, nos filles ont aussi un autre point de vue sur le monde. C’est bénéfique des deux côtés.»

Un article de L'illustré

Cet article a été publié initialement dans le n°01 de L'illustré, paru en kiosque le 3 janvier 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°01 de L'illustré, paru en kiosque le 3 janvier 2025.

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