Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Les jeunes en ce temps-là, faisaient du bénévolat. Un engagement qui semble désormais avoir sérieusement du plomb dans l’aile. Faut-il alors craindre sa mort?
Les derniers chiffres officiels de l’Office fédéral de la statistique (OFS) sont pourtant porteurs d’espoir. En 2020, 41% de la population de plus de 15 ans effectuait un travail bénévole (organisé ou informel). Ce chiffre était encore de 32,2% dix ans plus tôt. Une évolution qui laissait présager de belles années à la formule du bénévolat, si chère au cœur des Suisses.
Mais depuis, bien sûr, le Covid est passé par là. Et c’était il y a quatre ans déjà. Le secteur a donc vu ses habitudes évoluer. Nombreuses sont les organisations qui ont rencontré de grandes difficultés à engager des bénévoles. La crainte d’une crise est devenue de plus en plus familière. Sans compter qu’un autre sujet s’est invité à table: l’inflation. Alors que de nombreux Suisses voient leur budget millimétré, y a-t-il encore un intérêt pour ces tâches non payées, tantôt stimulantes, mais tantôt ingrates, qui laissent parfois le cœur plein mais surtout les poches vides? Blick a pris la température.
Où sont les jeunes?
Fabien Junod est le président des Cartons du cœur en Suisse romande. Pour lui, parler de la mort de tout un secteur n’a rien d’étrange, même s’il relativise: «Disons que le bénévolat n’est pas mort, mais qu’il est bien fatigué!», soupire-t-il. Et pour cause, son association et lui, qui distribuent des denrées de première nécessité jusqu’à quatre fois par année aux plus démunis, ont énormément de peine à recruter. Un constat qui s’impose dans plusieurs domaines, mais particulièrement dans les associations d’aide alimentaire.
«C’est simple, nous avons quatre profils qui s’engagent: les retraités, les parents au foyer, les personnes à l’AI ou les jeunes», développe Fabien Junod. Pour lui, il ne fait pas de doute que l’avenir du bénévolat semble compromis par ces derniers.
«Les jeunes ont moins l’envie de s’engager qu’avant. Ils sont certes attentifs ou disponibles sur les réseaux sociaux, mais après, dès que cela devient concret, c’est quand ça les arrange!», regrette Fabien Junod. Pour lui, ce n’est pas un problème de compétence. «Il est simplement compliqué de trouver un jeune disponible chaque semaine ou pour se lever un samedi matin pour faire une récolte alimentaire», balance-t-il, volontairement piquant.
Quand on lui demande quelle est la reconnaissance que peuvent retirer les jeunes d’une telle expérience, il se montre pragmatique: «Il n’y en a pas beaucoup, honnêtement. Si on me demande de faire un certificat d’engagement pour un futur employeur, je le fais, mais je n’y vois franchement pas trop la valeur. Nous avons besoin de personnes présentes chaque semaine, qui font de la paperasse, des coups de fil etc. Des tâches ingrates, mais tellement utiles…» Aux oubliettes à cause des jeunes, le concept du bénévolat? Sans aller jusque-là, Fabien Junod l’assure: «Il y a toute une culture du bénévolat que les jeunes n’ont plus.»
Il faut dire qu’en plus des perspectives économiques peu flamboyantes, la jeunesse doit se préoccuper de son avenir professionnel et se façonner une place dans le monde du travail, ce qui n’est pas une mince affaire, d’autant plus dans le contexte actuel: «C’est toujours la même chose. On veut travailler, mais il faut de l’expérience. Et il faut de l’expérience, en plus des diplômes, pour arriver à décrocher un job», explique Livia, étudiante de 23 ans. Elle ne rejette pas catégoriquement l’idée du bénévolat, et se voit même, pourquoi pas, en faire un jour. «Mais là, dans un cercle comme celui-ci, comment pourrais-je régulièrement effectuer des tâches gratuitement, sur mon temps libre, sans être sûre que cela puisse me servir pour la suite?», interroge-t-elle.
Travailler gratuitement, c’est non
Lucide, la jeune femme questionne le fonctionnement de notre société: «Si notre système reconnaissait davantage la volonté et la débrouillardise plutôt que les diplômes, peut-être que des jeunes se tourneraient davantage vers le bénévolat pour une première expérience qui fait sens.» Avec des si…
C’est toutefois une réalité: les jeunes suisses sont souvent bien formés. Ceux-ci accepteraient ainsi moins facilement de travailler gratuitement. Car c’est là toute la limite du bénévolat: le risque de tomber dans l’emploi non rémunéré. «Quand le bénévolat entre en concurrence avec des personnes qui ont besoin d’un salaire pour vivre honorablement, c’est effectivement une limite, indique Sandrine Pache de Bénévolat Vaud. Cela concerne directement les jeunes adultes, y compris qualifiés, et les nouveaux arrivants ainsi que les personnes aux chômages ou en insertion.»
Mais que l’on ne s’y méprenne pas pour autant: le secteur du bénévolat peut continuer de compter sur l’engagement de nombreuses personnes, y compris les jeunes. «Un grand nombre d’activités n’existeraient tout simplement pas si elles devaient être rémunérées, il s’agit aussi d’un engagement citoyen et communautaire», contrebalance Sandrine Pache. Et l’élément qui change peut-être tout, Livia l’a relevé plus haut: le sens.
Une question de sens
Chez Pro Natura par exemple, aucun recul de l’engagement pour l’environnement n’est observé sur ces dernières années. Et encore moins de clivage entre les générations: «Toujours plus de personnes sont conscientes que la biodiversité va mal en Suisse. Elles ont envie de faire quelque chose de concret pour lutter contre cette tendance», explique Nicolas Wüthrich, responsable de l’information. L’environnement, voilà une cause pour laquelle les jeunes semblent continuer à s’engager.
Mais pourquoi sont-ils plus disposés à le faire sur cette thématique? «S’il est certain que les gros leviers se situent au niveau politique, les actions individuelles ont un effet concret. Il y a de nombreuses possibilités d’agir. Chaque génération y trouve son compte et les jeunes ne sont pas en reste», assure-t-il.
Quant à la rémunération et à la problématique des diplômes, Nicolas Wüthrich doute que ce soit un frein à l’engagement: «L’envie de faire quelque chose de positif est une motivation certaine, et il n’y a pas besoin d’être rémunéré pour cela. Il n’y a pas besoin de diplôme non plus. Et celles et ceux qui en disposent sont parfois heureux de sortir de leurs activités professionnelles pour faire autre chose. Certains luttent ainsi contre l’écoanxiété qui les habite.»
Les organisations doivent être flexibles
Du côté de Nez Rouge non plus, on ne semble pas s’inquiéter d’un recul de bénévoles: et pour cause, l’association a enregistré une hausse de 10% entre 2022 et 2023. Un succès qui réside dans la courte période où se limite l’action des bénévoles (en dehors du comité qui reste actif toute l’année).
«Le fait de se concentrer sur le mois de décembre explique probablement que nos bénévoles s’engagent encore en nombre et avec plaisir. C’est aussi un peu une habitude. Il est possible de s’inscrire pour une seule nuitée, ou plus, nous sommes ainsi très flexibles. Si Nez Rouge était actif toutes les fins de semaine ou tous les mois, la situation serait probablement différente pour nous», reconnaît Christel Sommer, directrice opérationnelle de l’association qui ramène les conducteurs avinés à bon port pendant les Fêtes. Comme quoi l’engagement reste possible, s’il est bien calibré avec les préoccupations individuelles et s’il peut se faire à petite dose.
Autre contexte, autre dimension: le Paléo festival. Le grand raout nyonnais a fait du bénévolat une recette de son succès. Il faut dire que les retombées sont alléchantes et directement palpables pour la personne engagée: la participation gratuite à l’expérience la plus rassembleuse de l’été en Suisse romande. Faire du bénévolat au Paléo, c’est l’impression d’être dans le coup (à défaut d’en boire) et d’avoir même de l’avance sur les autres: pas besoin de se battre pour les billets et le privilège de vivre l’événement de l’intérieur.
Paléo aussi touché par le Covid
Bien que tout soit réuni pour donner envie aux bénévoles de se bousculer, le Covid a aussi laissé des traces à Nyon. «Nous avons eu en 2022 quelques soucis, concède Daniel Rossellat. Mais c’était à la suite de deux annulations en raison du Covid. En 2023, nous n’avons pas eu de problème pour recruter les 5’500 bénévoles qui œuvrent au succès du festival.»
Un amour retrouvé car l’événement sait parler aux bénévoles: «Je dirais qu’il est très important de les traiter avec beaucoup de respect. Si les bénévoles ne travaillent pas pour de l’argent, il faut que ce soit pour d’autres éléments gratifiants: la considération pour le travail effectué, l’information, la formation et quelques prestations comme des bons de repas et boissons, des invitations, un t-shirt Staff ou encore une modeste indemnité pour leurs frais», développe le boss de la plaine de l’Asse.
«Un élément très important, le bénévolat n’est pas une forme de travail gratuite mais il contribue à l’esprit de notre association. En d’autres mots, c’est l’âme du festival.» Un discours bien rodé qui, malgré les critiques, continue de faire mouche pour le plus grand open air de Suisse.
Une histoire de sexytude?
Autre son de cloche chez les Cartons du cœur: «Nous ne sommes pas assez sexy», regrette Fabien Junod. Résigné, l’homme pense déjà au futur de son association et à sa survie: «Cela ne marche plus comme avant. Je pense qu’à terme, nous n’aurons plus d’autre choix que de professionnaliser certains postes.»
Cela nécessitera un changement dans la manière de travailler. «Nous pourrions basculer sur un modèle de volontariat», explique-t-il. Dans ce cas, ce sont d’autres organisations en lien avec le chômage ou les services sociaux qui placent des volontaires pour une mission plus ou moins longue. Ceux-ci touchent des indemnités de la part des organisations qui les placent. De quoi enlever quelques épines dans les collectes.
Placer davantage de tâches en soirée pour faire venir des personnes en activité professionnelle ou encore compter sur les multinationales qui font parfois des activités bénévoles pour des séances de teambuilding sont autant de possibilités qui existent pour combler tant bien que mal le manque d’engagement. Mais cela ne suffira pas éternellement. «C’est à nous de faire le nécessaire pour intéresser les jeunes et cela très tôt, dès l’école! Nous faisons des actions dans ce but chaque année d’ailleurs, en mettant en place un calendrier de l’avent inversé dans les écoles», conclut Fabien Junod.
Volatilité des engagements
De son côté, Bénévolat Vaud indique travailler à garder le cap pour que le bénévolat soit valorisé et encouragé, sans pour autant être instrumentalisé. «Il faut améliorer la communication à l’échelle locale et globale et il est nécessaire d’avoir une bonne gouvernance organisationnelle, de développer la gestion «par projet» ou encore de proposer du micro-bénévolat lorsque c’est possible», indique Sandrine Pache.
Pour survivre, pas le choix, le bénévolat va donc devoir suivre le rythme imposé, tout en se réinventant. «Les organisations devront jongler entre leurs besoins et ceux des bénévoles. Il va falloir gérer une tendance de fond qui s’est accentuée avec le Covid: la volatilité des engagements.» De quoi parler en faveur d’un service citoyen dans notre pays?