À quoi ressemblerait une vie dépourvue de smartphone? Serait-elle plus heureuse, plus épanouissante, plus sereine? D'après notre sondage représentatif réalisé en collaboration avec l’institut M.I.S Trend au mois d'octobre 2024, 64% de la population romande se pose «parfois» ou «souvent» la question.
Il s'agit toutefois d'un scénario largement imaginaire, puisque 61% des Romandes et Romands n'ont jamais réellement songé à se débarrasser de l'appareil. Même, 36% d'entre eux n'ont pas passé une seule journée sans le consulter depuis qu'ils l'ont acheté. Ce constat semble peu étonnant, sachant que les téléphones portables s'immiscent dans nos vies tels des colocataires collants: ils vivent chez nous, connaissent nos habitudes par cœur et constituent la première chose qui attire notre regard, au coucher et au réveil.
Une perte de repères, sans smartphone
La preuve: on se sentirait littéralement perdus, sans téléphone! Lorsqu'ils et elles oublient leur portable à la maison, 29% des Romands ressentent de l'anxiété à l'idée d'être injoignables, tandis que 23% sont frustrés de ne pas pouvoir accéder à leurs applications et services habituels, tels que l'application des CFF, celle de leur banque ou encore les Maps. C'est d'ailleurs précisément cette perte de services qui ennuierait 58% des sondés, s'ils et elles devaient vivre sans smartphone.
«Quand on oublie notre smartphone à la maison, on est forcément embêté et frustré, puisqu’on a condensé une multitude d’habitudes et d’outils dans cet objet, analyse Niels Weber, psychologue et psychothérapeute FSP spécialisé en hyperconnectivité. L’oublier nous force donc à réfléchir à une manière différente de faire, ce qui peut s’avérer très inconfortable.»
La crainte de perdre ses liens interpersonnels
Notons également que 42% des Romandes et Romands s'inquièteraient d'une perte de liens interpersonnels, s'ils et elles devaient se passer de leur téléphone. De premier abord, ce chiffre semble plutôt touchant, puisqu'il souligne l'importance des relations humaines, même virtuelles.
Or, d'après notre expert, cela souligne plutôt une forme de mal-être: «Le smartphone permet de répondre à certains de nos besoins primaires, comme la sociabilisation, par exemple. Une personne vivant avec une fragilité ou une insécurité sociale, qui n’a pas assez confiance en ses aptitudes relationnelles, peut donc craindre de perdre toutes ses relations si elle n’a plus accès à son téléphone.»
Pour le psychologue, ce phénomène est symptomatique d’une angoisse profonde, d’une tendance à lier la solidité de ses relations au smartphone: «En ce sens, lorsqu’elle doit vivre sans téléphone, même quelques heures, la personne est confrontée à sa plus grande peur: celle d’être seule ou abandonnée.»
Le téléphone n'est pas la seule cause de notre stress
Alors, puisqu'il est si ancré dans nos vies et qu'il comble nos angoisses de manière aussi puissante, pourquoi autant de personnes songent-elles à une vie sans lui?
«Quand on se dit qu’on vivrait mieux sans téléphone, on s’imagine qu’on serait plus heureux sans le stress qu’incarne cet objet, estime Niels Weber. Indépendamment de notre usage de l'appareil en lui-même, le stress est devenu l’un des maux principaux de notre époque moderne. Mais le téléphone n’en est pas le seul fautif!»
Notre intervenant observe en effet que le portable représente une sorte de portail vers le monde qui nous entoure: «Comme ce monde-là est anxiogène, le téléphone constitue la représentation matérielle de cette angoisse. L’objet n’est donc pas la seule raison de l’angoisse, mais la cristallisation d’un stress causé par la société en elle-même.»
Par exemple, si on a tout le temps notre téléphone sur nous, on se rend constamment joignable, même par notre employeur, ce qui est évidemment stressant: «Cette émotion n’est pas créée par le téléphone, mais par ce fonctionnement professionnel et notre mode de vie», pointe Niels Weber.
Le smartphone exacerbe et reflète nos angoisses
Ainsi, le fait d'accuser constamment le téléphone de tous les maux s'avère largement contre-productif. Reprenons le chiffre des 42% de Romands craignant une perte de liens interpersonnels s'ils devaient se passer de smartphone: «Cela souligne l’épidémie de solitude et d’angoisse sociale, poursuit le psychologue. Mais cette dernière n’est pas souvent mise en avant, puisqu’on désigne le téléphone comme étant le problème principal.»
Pareil pour les instants de flottement, qui nous poussent souvent à dégainer notre smartphone! D'après notre sondage, 56% des Romands utilisent fréquemment leur téléphone juste après le réveil, tandis que 52% d'entre eux le consultent avant de s’endormir.
«Les moments d’entre-deux sont propices à l’ennui et donc à l’anxiété, ce qui augmente le besoin de se rassurer en scrollant, acquiesce le spécialiste. Les réseaux sociaux fonctionnent sur la rétention de notre attention, c'est un modèle économique qui doit changer, selon moi. On peut aussi être simplement happé par une notification, alors qu’on s’apprêtait à se coucher, et perdre la notion du temps en consultant des contenus intrigants sur les réseaux sociaux.»
Or, cela révèle également quelque chose de plus profond: «Les personnes qui utilisent énormément leur téléphone pour se divertir peuvent ressentir le besoin de fuir leur ennui, poursuit Niels Weber. En consultation, beaucoup d’adolescents et d’adultes m’expliquent que scroller leur permet d’échapper à leurs pensées négatives. Or, lorsqu’on est à l’aise avec soi-même, l’ennui n’est pas si désagréable: il permet même de laisser émerger la créativité!»»
Morale: la société ne va pas très bien...
Au fond, davantage qu'une «addiction» au téléphone (qu'on s'attendait un peu à voir émerger, en réalisant le questionnaire!), les chiffres du sondage révèlent plutôt un certain mal-être sociétal, que le smartphone ne fait que mettre en lumière et exacerber: «Dans une société aussi anxiogène que la nôtre, il est bien normal de chercher à s’accrocher à ce qui nous fait du bien, relativise le spécialiste. En réponse à ces phénomènes, il ne faut pas forcément se débarrasser du téléphone, mais aller plus loin, en travaillant sur son estime de soi et sur sa manière de nouer des liens avec les autres.»
Ainsi, notre utilisation du smartphone peut être un précieux indicateur des points de fragilité qui mériteraient d'être explorés, d'un point de vue psychologique. Et c'est, en quelque sorte, une assez bonne nouvelle!