La place industrielle suisse souffre. «La situation est très tendue», a déclaré récemment Stefan Brupbacher, directeur de l'association industrielle Swissmem, dans une interview au SonntagsBlick. On enregistre en effet une forte augmentation des demandes de chômage partiel et il faudra également compter sur des licenciements.
La situation est particulièrement difficile pour les entreprises actives dans les secteurs à forte consommation d'énergie. Des entreprises comme Stahl Gerlafingen et Swiss Steel font face à d'importants obstacles, notamment parce que les prix élevés de l'électricité en Suisse renchérissent leurs produits.
Le sentiment est tout autre pour les groupes électriques locaux: Axpo, Alpiq, FMB et Repower, les quatre plus grandes entreprises énergétiques du pays, gagnent de l'argent plus que jamais. La raison? Les prix élevés sur le marché européen de l'électricité, soit la conséquence directe des tensions géopolitiques, notamment la guerre en Ukraine.
Des milliards de bénéfices distribués
Axpo a présenté cette semaine un bénéfice net de 1509 millions de francs pour l'exercice 2023/24. Il s'agit du deuxième meilleur résultat de l'histoire de l'entreprise. Le groupe n'a gagné davantage que l'année précédente.
Les actionnaires devraient également en profiter. L'entreprise promet un dividende de 670 millions de francs aux neuf cantons propriétaires: Argovie, Appenzell Rhodes intérieures et extérieures, Glaris, Schaffhouse, Saint-Gall, Thurgovie, Zoug et Zurich.
Alpiq, BKW et Repower, qui sont également contrôlées par l'Etat, ont également distribué des dividendes records pour l'exercice 2023. Les distributions de bénéfices (prévues) des quatre entreprises s'élèvent à 1052 millions de francs, pour un an.
Critique fondamentale de l'économie
L'industrie s'en offusque. «Les bénéfices et les dividendes élevés des groupes électriques et des exploitants de réseaux électriques montrent très clairement l'évolution erronée actuelle de la politique énergétique suisse», déclare Stephan Sollberger, président de la Communauté d'intérêts des industries à forte consommation d'énergie (IGEB).
Alors que les industries de base productrices sont confrontées à des taxes toujours nouvelles et croissantes, les groupes électriques peuvent se réjouir de bénéfices toujours plus élevés. Stephan Sollberger met en garde: «Cela détruit à long terme la compétitivité de l'industrie suisse et met en danger de nombreux emplois.»
Swissmem critique également vivement les distributions de dividendes. «En 2021 déjà, nous avons demandé sans succès aux cantons d'implantation d'utiliser les dividendes pour soulager temporairement les entreprises à forte consommation d'énergie de la hausse extrême du prix de l'électricité», déclare Jean-Philippe Kohl, vice-directeur et responsable de la politique économique de l'association.
Il demande en premier lieu un allègement des coûts d'utilisation du réseau, qui «s'emballent». «Nous attendons en outre que les propriétaires chargent les groupes électriques de réinvestir leurs bénéfices dans des installations de production.»
Les politiciens de l'énergie passent à l'action
Beat Rieder, président de la Commission de l'environnement, de l'aménagement du territoire et de l'énergie (CEATE) du Conseil des États, est du même avis. Il estime que les bénéfices élevés devraient être utilisés en premier lieu pour garantir la sécurité d'approvisionnement en Suisse et non pour distribuer des dividendes records aux cantons. «Pour garantir l'approvisionnement en électricité en hiver, il faut par exemple investir d'urgence dans de grandes centrales hydroélectriques supplémentaires, combinées à des centrales solaires», explique Beat Rieder.
Christian Imark, membre de l'Union démocratique du centre (UDC) et président de l'Urek au Conseil national, qualifie les milliards de bénéfices et les distributions de dividendes d'«affront pour notre économie et la population». Pour le Soleurois, il est clair que la politique doit agir.
«En période de prix élevés de l'électricité, les bénéfices du monopole du réseau doivent être remboursés aux consommateurs d'électricité», assure-t-il. De cette manière, les consommateurs d'électricité pourraient être soulagés de plusieurs centaines de millions de francs par an. Christian Imark a déposé cette semaine une intervention en ce sens.
Les cantons se défendent
Les cantons propriétaires, qui profitent des dividendes records, ne semblent en revanche pas voir la nécessité d'agir. «Nous prenons connaissance avec satisfaction du résultat positif d'Axpo», écrit par exemple le canton d'Argovie, qui détient une participation de 28% dans le plus grand groupe électrique du pays.
Le département compétent en matière de construction, de transports et d'environnement souligne certes que la décision définitive sur la distribution des dividendes ne sera prise que lors de l'assemblée générale d'Axpo au printemps 2025. En même temps, le canton fait remarquer que depuis 2014, les propriétaires n'ont perçu des dividendes d'Axpo «que deux années». En d'autres termes, il est temps que la participation rapporte quelque chose.
Le canton des Grisons, propriétaire de Repower à 27%, a réagi de manière similaire. La conseillère d'Etat en charge du dossier, Carmelia Maissen (Centre), explique également qu'avant la «hausse unique» des années 2023 et 2024, il y a eu une «baisse plus importante» et affirme sans équivoque: «L'un des objectifs du propriétaire est de fournir aux actionnaires un rendement des dividendes conforme à la branche».
Le CEO d'Axpo défend un dividende record
Le canton de Berne, qui en tant qu'actionnaire majoritaire du groupe FMB a encaissé environ 120 millions de francs de dividendes pour la seule année 2023, n'a pas répondu aux questions du SonntagsBlick. Le Conseil d'Etat du canton de Zurich, qui détient une participation importante dans Axpo (37%) et Repower (38%), n'a pas non plus souhaité prendre position.
Les entreprises d'électricité elles-mêmes semblent ne rien pouvoir faire face aux critiques des milieux économiques et politiques. Interrogé à ce sujet lors de la conférence de presse annuelle, le CEO d'Axpo Christoph Brand a déclaré: «Il est juste qu'une entreprise qui a plus d'argent qu'elle n'en a besoin pour assurer son propre avenir rende cet argent à ses propriétaires.» Il part du principe que les contribuables des cantons propriétaires seront d'accord avec lui sur ce point.
Christoph Brand a par ailleurs souligné qu'Axpo réalisait ses bénéfices «en premier lieu dans le cadre de la concurrence» et non sur la base de monopoles. «En outre, la majeure partie de nos bénéfices ne provient pas de clients suisses, mais d'activités internationales.»
Le parachute de secours n'existe pas pour tous
Le conseiller aux États Beat Rieder a du mal avec cette attitude. Il critique: «Il semble plus important aux managers des groupes électriques de réaliser des bénéfices aussi élevés que possible que d'approvisionner l'économie suisse et les consommateurs en électricité bon marché.»
Les responsables auraient apparemment oublié qu'ils sont «en fin de compte des employés de l'Etat» qui profitent de la force d'innovation et de la clairvoyance des générations précédentes. «Les cantons et les communes, qui possèdent les groupes électriques, devraient faire en sorte que les gestionnaires de l'électricité reprennent conscience de leur devoir envers la collectivité.»
Le fait que les groupes électriques ne sont pas des entreprises «normales» a été démontré de manière impressionnante il y a deux ans. A l'automne 2022, Axpo a déposé une demande de soutien temporaire de liquidités auprès du Conseil fédéral à la suite de fortes turbulences sur le marché. Le gouvernement national a alors activé un parachute de secours doté d'une enveloppe de crédit de 4 milliards de francs.
Les entreprises industrielles qui évoluent effectivement dans un marché libre ne peuvent que rêver d'un tel soutien.