Le vénérable tigre Oural s’en est allé paisiblement au début du mois de novembre. Mais son euthanasie — nécessaire en raison de lourds problèmes de santé — a été un crève-cœur pour le directeur du zoo de Servion, véritable institution vaudoise. «J’ai dû partir quelques jours pour me changer les idées, confie Roland Bulliard. Mais je sais pertinemment qu’il n’y avait pas d’autre solution.»
Le Fribourgeois pose un regard énamouré sur l’enclos des tigres. Depuis le restaurant du parc animalier où il accueille Blick, la vue est imprenable sur l’espace réservé à Tinka, la tigresse de Sibérie qui partageait la vie d’Oural. «Les grands félins fascinent les foules. Ce sont tout simplement des animaux fabuleux. Regardez ces stries, ces couleurs... C’est d’une beauté incroyable.»
«Le regard vide»
Depuis 1981, date de l’arrivée du premier couple de félins, ces animaux majestueux sont les premiers que le visiteur découvre en pénétrant dans l’enceinte de l’établissement. «J’observais Oural tous les jours, se souvient le directeur. Ces derniers temps, je trouvais qu’il avait le regard vide. Il ne semblait plus trop accroché à la vie.»
Oural avait 16 ans. Un bel âge pour un tigre de Sibérie, même si l’espérance de vie pour les grands félins en captivité se situe entre 18 à 20 ans. «Oural avait de la peine à se déplacer, certainement de l’arthrose. Nous estimons qu’il n’avait plus une qualité de vie correcte.» C’est pourquoi Roland Bulliard a pris, de concert avec un vétérinaire, la douloureuse décision de l’endormir.
Le tigre souffrait également d’épilepsie, et il n’était pas possible de faire grand-chose contre ses crises. A part le soulager avec… du CBD. Sous forme de gouttes, placées dans un coussin. «Il les prenait volontiers! Il léchait avidement le coussin. Cela le détendait», relate celui qui l’a tant aimé.
Le fauve semblait avoir accepté sa fin. «La veille de sa mort, il s’est frotté très longuement contre la tigresse qui l’accompagnait, reprend le directeur. Cela faisait des mois que nous n’avions pas vu une telle tendresse entre eux.» Quand les félins deviennent âgés, il faut parfois les aider à couper leurs griffes. Dans le cas d’Oural, il devait être endormi. Malin, le fauve allait se cacher dans un coin de son enclos difficile d’accès, «ce qui nous compliquait la tâche», sourit le propriétaire des lieux. Mais lors de son dernier jour, il ne s’est pas caché: «Comme s’il attendait EXIT. Cela m’a marqué.»
Un couple bien assorti
Né en 2005, Oural est arrivé deux ans plus tard au zoo de Servion. Entre lui et Tinka, le courant est tout de suite passé. Les jeunes tigres ont d’abord vécu pendant deux ou trois mois séparés par une grille. Un processus habituel pour les grands félins: on observe dans un premier temps comment ils réagissent chacun de leur côté.
«Ils ont accroché dès le départ et sont vite devenus très complices, se rappelle avec émotion Roland Bulliard. Nous avons été chanceux! Pour le visiteur, un animal en couple est un animal heureux. En réalité, ce n’est pas toujours aussi simple. A l’état sauvage, le couple se rencontre tous les deux ans, environ dix jours. La plus grande difficulté en captivité est de faire cohabiter le reste du temps ces animaux solitaires.»
Et comme le note le directeur, on oublie facilement que les animaux sauvages se choisissent. Et le courant passe… ou pas. «Avant de réunir des bêtes, l’être humain va d’abord regarder la génétique, vérifier scientifiquement qu’il n’y ait pas de consanguinité qui fasse obstacle à une bonne reproduction. Mais il y a parfois une incompatibilité totale au niveau des caractères.»
C’est ce qui était arrivé entre Tinka et Zeus, le tigre qui a précédé Oural au zoo de Servion. Après une cohabitation infructueuse et même violente parfois, le mâle a été transféré près de Paris. Mais pourquoi avoir gardé Tinka et s’être séparé de Zeus, qui était là avant elle? C’est un cas particulier, sourit le directeur. «La mère de Tinka n’avait pas de lait maternel. Quand le personnel du zoo s’en est aperçu, il a décidé de la nourrir au biberon. Chose exceptionnelle pour un grand félin, sa mère l’a accepté, comme si elle savait qu’elle ne pourrait pas assumer les soins de son petit.»
Le gardien remplissait plusieurs fois par jour l’estomac de Tinka. A cause de ce nourrissage au lait de substitution, la tigresse a gardé une petite taille et un comportement très familier avec les humains. C’est pourquoi Roland Bulliard n’a «surtout pas cherché à intervenir» quand on lui a proposé de transférer Zeus plutôt que la petite tigresse. «On voit bien qu’elle ne nous est pas indifférente. Nous aussi aurions eu beaucoup de peine à nous en séparer. C’est un animal auquel on s’attache.»
«Un raisonnement humain»
Tinka a porté deux fois des petits. Mais la tigresse, de par sa taille très modeste, n’arrivait pas à mettre bas. «Elle a dû subir des césariennes d’urgence», relate Roland Bulliard. Comment se passe l’intervention sur un tel félin? «C’est très contraignant puisqu’il faut l’endormir entièrement, et disposer d’un endroit sécurisé qui peut accueillir un animal de cette taille», lance-t-il.
Même en cas d’opération urgente, le vétérinaire référent le déplace en clinique, car il lui faut un endroit stérile. «Nous avons été redirigés vers un spécialiste et les césariennes se sont bien passées, mais les petits n’ont pas pu être sauvés», regrette-t-il. Toujours selon lui, l’intervention était très délicate. «Le risque d’hémorragie est assez grand et nous aurions pu la perdre.» Un danger jugé trop grand pour renouveler l’expérience. «J’ai pris contact avec le coordinateur et lui ai expliqué le problème. Il a tout de suite accepté qu’on la stérilise. Je ne pense pas qu’il faille lui faire porter des petits à tout prix.»
La décision de placer ou de déplacer un animal en voie de disparition revient à un coordinateur. Elle est prise d’après des critères précis. Le bien-être de l’animal en fait partie.
Au niveau européen, un spécialiste est attribué à chaque espèce. Les animaux en voie de disparition placés dans un zoo sont considérés comme «en prêt». C'est ce coordinateur qui décide où ils seront en pension. Pour en garder un, il faut prouver que les conditions prévues dans l’ordonnance sur la protection des animaux sont remplies. La législation en vigueur contient des normes sur la grandeur des enclos et d’autres exigences particulières (un bassin dans l’enclos, que l’animal puisse se cacher, ect.) pour chaque espèce. Par exemple, pour les tigres, l’enclos extérieur doit comprendre au moins une surface de 80 m2 et un volume de 240 m3. De plus, il faut montrer qu’on dispose de professionnels qualifiés et de l’expérience suffisante.
Un plan est envoyé au service cantonal. Dans le cas du canton de Vaud, c’est au vétérinaire cantonal que revient le contrôle les installations. La panthère des neiges est le dernier grand félin pour lequel un tel dossier a dû être soumis aux autorités vaudoises par le zoo de Servion, en 2010.
Chaque directeur de parc animalier doit être en possession d’un permis spécial pour détenir des animaux en voie d’extinction. Ce dernier n’est pas acquis à vie: il est renouvelé tous les trois ans, après un contrôle des installations en place.
La décision de placer ou de déplacer un animal en voie de disparition revient à un coordinateur. Elle est prise d’après des critères précis. Le bien-être de l’animal en fait partie.
Au niveau européen, un spécialiste est attribué à chaque espèce. Les animaux en voie de disparition placés dans un zoo sont considérés comme «en prêt». C'est ce coordinateur qui décide où ils seront en pension. Pour en garder un, il faut prouver que les conditions prévues dans l’ordonnance sur la protection des animaux sont remplies. La législation en vigueur contient des normes sur la grandeur des enclos et d’autres exigences particulières (un bassin dans l’enclos, que l’animal puisse se cacher, ect.) pour chaque espèce. Par exemple, pour les tigres, l’enclos extérieur doit comprendre au moins une surface de 80 m2 et un volume de 240 m3. De plus, il faut montrer qu’on dispose de professionnels qualifiés et de l’expérience suffisante.
Un plan est envoyé au service cantonal. Dans le cas du canton de Vaud, c’est au vétérinaire cantonal que revient le contrôle les installations. La panthère des neiges est le dernier grand félin pour lequel un tel dossier a dû être soumis aux autorités vaudoises par le zoo de Servion, en 2010.
Chaque directeur de parc animalier doit être en possession d’un permis spécial pour détenir des animaux en voie d’extinction. Ce dernier n’est pas acquis à vie: il est renouvelé tous les trois ans, après un contrôle des installations en place.
Mais stériliser Tinka, c’était aussi mettre en danger sa cohabitation avec Oural. «Après l’opération, j’étais en souci, glisse le patron du zoo. J’ai craint qu’il ne la rejette parce qu’il ne pouvait plus s’accoupler. Mais il s’agissait en réalité d’un raisonnement humain.» Chez les tigres, c’est la femelle qui invite le mâle à l’accouplement. Et ce dernier a très bien accepté que Tinka n’ait plus de chaleurs. Aucun changement de comportement n’a été noté par le directeur après cette intervention.
Qu’adviendra-t-il de Tinka, désormais célibataire?
La «petite» tigresse – qui fait toutefois 100 bons kilos – a déjà bien vécu. Elle a aujourd’hui 19 ans. Et Tinka réagit relativement bien à la disparition de son compagnon. Une seule différence a été observée par Roland Bulliard: elle s’est rapprochée du personnel du zoo. «Lorsque je passe près de la cage, elle s’approche systématiquement. J’évite toutefois de faire de même. Il faut qu’elle s’habitue à cette nouvelle solitude, car je pense qu’elle va finir ses jours seule.»
Le directeur se refuse à penser argent et affirme se moquer que le zoo perde des entrées s’il n’a pas de mâle à montrer au public. «Notre tigresse n’a pas choisi d’être là. Maintenant qu’elle l’est, nous devons l’assumer.» Dans les faits, lui imposer un autre tigre serait compliqué. Un jeune mâle risquerait de l’agresser, ce que Roland Bulliard, «à cause du vécu particulier de Tinka», veut éviter à tout prix.
Pour pallier au maximum cette éventualité, il faudrait adopter un mâle âgé. Mais comme Tinka a une petite espérance de vie, le zoo de Servion risque de se retrouver rapidement dans la même situation – avec un tigre célibataire sur les bras. Sans compter que plus un animal est âgé, plus il est difficile de le déplacer. «L’animal a pris ses habitudes et le changer d’environnement peut le rendre très malheureux. Le mieux pour notre tigresse est donc qu’elle finisse ses jours seule», considère le directeur.
La femelle continue pour l’instant sa vie de tigre, se nourrit bien, s’occupe et cherche parfois un peu le contact parmi les autres animaux. «Elle suit ce que font les lions: elle se met au bout de sa planche et observe leurs activités. Parfois ils la regardent aussi, s’amuse-t-il. Mais si Tinka montre des signes d’ennui, nous reverrons la chose.»
«Le bien-être des animaux prévaut toujours»
L’attachement du directeur à ses pensionnaires est évident. Mais pense-t-il réellement au bien-être de ce grand félin en le gardant dans un zoo? Le directeur ne s’étonne pas de la question, qui donne suite aux récentes polémiques sur les animaux en cage. Il assure que «même s’ils sont en captivité, le bien-être des animaux sauvages prévaut toujours»: «Dans la nature, chaque animal a des barrières virtuelles. C’est son territoire, qu’il doit défendre, avec tout le stress que cela implique. Même s’il y a des barreaux, chez nous, les animaux ne sont pas en prison. Ils se trouvent en captivité, mais nous veillons à leur donner les meilleures conditions possibles.»
A la demande de Blick, Samuel Furrer, expert des bêtes sauvages à la Protection suisse des animaux (PSA), confirme cette assertion: «La détention des tigres n’est pas un problème en soi. Les tigres sont des animaux en voie d’extinction qui doivent être protégés. Un programme d'élevage de conservation est un moyen de le faire. Mais les grands félins ont besoin de s’occuper et de se comporter naturellement. En captivité, ils doivent pouvoir choisir entre différentes activités dans leur enclos et disposer d’endroits où se cacher, prendre le soleil ou montrer des comportements de chasse. Sinon, des comportements anormaux s'installent, comme des stéréotypes.» Il s'agit d'actions hautement répétitives, comme le fait de tourner dans sa cage.
Le rapport de PSA sur le Zoo de Servion confirme que l’enclos du tigre de zoo de Servion est de taille généreuse et que l’institution respecte son ambition de protection des espèces. Celui des félins pourrait toutefois disposer de plus d’installations pour les occuper. Le prochain gros budget à venir est l’agrandissement de ce parc, dont la surface devrait être doublée, projette Roland Bulliard.
Aujourd’hui, il y a peut-être plus de tigres en captivité qu’en liberté. «Il serait théoriquement possible d’en relâcher un jour en leur apprenant le comportement qu’il faut avoir à l’extérieur, suppose Samuel Furrer. Mais actuellement, c’est impossible: on ne peut pas les protéger du braconnage, les tigres ne sont pas en sécurité.»
En 1969, le WWF tire la sonnette d’alarme. Il reste moins de 2'000 tigres en Inde. La panthera tigris, de son nom scientifique, est l’un des animaux les plus braconnés au monde, à cause de son charisme et du statut de «roi des animaux» qu’il partage avec le lion. Il est victime de trafic international et personne ne peut alors dire si des tigres sauvages subsisteront dans 50 ans.
Grâce à la mobilisation de cette ONG et de certains gouvernements, la situation s’est malgré tout améliorée depuis 2010: 3'890 individus étaient recensés en 2016. L’objectif affiché est d’atteindre une population de 6'000 tigres en 2022.
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