Abolition de la valeur locative
Les banques suisses risquent de perdre 60 milliards... mais elles s'en moquent!

L'abolition de la valeur locative est un changement de système historique. Pourquoi les banques ne font-elles rien pour s'y opposer? Explications.
Publié: 07.03.2025 à 18:14 heures
Dans le calcul des hypothèques, les paramètres vont changer avec le changement du système fiscal.
Photo: Keystone
Peter Rohner
Peter Rohner

Les propriétaires suisses en rêvent depuis des décennies. La valeur locative, ce revenu locatif fictif sur lequel les propriétaires d'un logement personnel doivent payer des impôts, est sur le point de disparaître. Après une longue lutte, le Parlement a finalement pris sa décision en décembre.

Le peuple aura toutefois le dernier mot dans cette affaire. En effet, les résidences secondaires seraient aussi concernées par ce changement, et les cantons alpins ne l'accepteraient que s'ils pouvaient prélever un impôt sur la propriété pour compenser les pertes, ce qui nécessiterait une modification de la Constitution. 

Si le peuple valide la réforme dans les urnes cet automne, le changement de système sera acté. Concrètement, la valeur locative disparaîtra du calcul du revenu imposable. En contrepartie, les frais d’entretien ne seront plus déductibles et les intérêts débiteurs ne pourront l’être que de manière limitée, notamment lors d’une première acquisition, et ce, pendant un maximum de dix ans après l’achat. La mise en œuvre de cette réforme pourrait toutefois s’étendre jusqu’en 2028. 

Moins de recettes pour l'Etat et les banques

Les gagnants et les perdants de cette réforme historique dépendront des taux d’intérêt, du niveau d’endettement et du type de bien immobilier. Les couples retraités avec une petite hypothèque verront probablement leurs impôts baisser, tout comme les jeunes familles achetant leur premier logement. En revanche, les propriétaires de bâtiments anciens nécessitant des rénovations risquent d’être désavantagés.

De nombreux travaux d’entretien pourraient être anticipés avant l’entrée en vigueur du projet. Plus l’essor sera marqué avant la transition, plus le ralentissement du secteur de la construction risque d’être prononcé par la suite.

Lorsque les taux d’intérêt sont aussi bas qu’actuellement, les déductions d’intérêts ont un impact limité. La suppression de la valeur locative pourrait alors entraîner des économies d’impôts significatives pour les propriétaires, mais aussi des pertes fiscales considérables pour la Confédération et les cantons.

D’après les données de la Banque cantonale de Zurich (ZKB), entre 2008 et 2020, la valeur locative était en moyenne bien supérieure aux déductions. Selon les estimations de Raiffeisen, il faudrait un niveau de taux d’intérêt proche de 3% pour que les allègements fiscaux et les charges fiscales s’équilibrent à peu près.

Plus d'incitation à l'amortissement

Les banques, en revanche, seraient clairement perdantes. Avec cette réforme, l’incitation fiscale à maintenir une hypothèque élevée disparaîtrait. La valeur locative et la déductibilité des intérêts débiteurs expliquent en partie pourquoi la Suisse affiche le taux d’endettement privé le plus élevé au monde.

Selon la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle, la dette des ménages représente près de 130% du PIB, dont l’essentiel – environ 1200 milliards de francs – est constitué d’hypothèques. Et ce, alors que la Suisse reste un pays de locataires, avec seulement 36% des ménages propriétaires de leur logement.

Un changement de système pourrait ainsi freiner l’activité hypothécaire, un pilier essentiel pour de nombreuses banques, notamment les banques cantonales et régionales. De plus, les dépôts d’épargne, souvent détenus par les emprunteurs dans la même banque, pourraient pareillement reculer. Reste à savoir dans quelle mesure.

Un léger ralentissement des hypothèques

«Oui, les banques ressentiront l’impact du changement, mais ce ne sera pas une révolution», estime Andreas Dietrich, professeur de banque à la Haute école de Lucerne. Selon lui, la suppression de la valeur locative entraînerait le remboursement d’environ 3 à 5% du volume hypothécaire existant.

Cela représenterait entre 40 et 60 milliards de francs, un montant conséquent. Toutefois, cette somme correspond à peu près à la croissance annuelle du marché hypothécaire ces dernières années. Comme cet ajustement s’étalera sur plusieurs années et non du jour au lendemain, l’effet sur l’activité bancaire restera maîtrisable.

«Pour le client hypothécaire suisse typique, les considérations fiscales sont secondaires dans le choix du montant de la garantie», explique Andreas Dietrich pour justifier son estimation plutôt conservatrice. Selon lui, c’est avant tout le niveau des taux d’intérêt qui influence les décisions. «Dans les années 80 et 90, lorsque les taux étaient élevés, le taux d’endettement était bien plus bas.»

Par ailleurs, de nombreux débiteurs ne pourraient pas rembourser rapidement les 50'000 francs dus à leur banque, quand bien même l'abolition de la valeur locative leur permettait d’économiser quelques milliers de francs d’impôts. Andreas Venditti, analyste bancaire chez Vontobel, partage cet avis. Selon lui, la plupart des clients n’ont pas les liquidités nécessaires pour amortir immédiatement leur hypothèque.

Transfert vers d'autres crédits

Andreas Dietrich reste serein face à la fin de la tendance à l’amortissement indirect, estimant que les montants en jeu restent relativement modestes. Dans ce système, les emprunteurs versent jusqu’à 7200 francs par an dans leur troisième pilier et n’amortissent leur hypothèque qu’ultérieurement, par exemple à la retraite, afin de maximiser les déductions fiscales.

Il anticipe également un certain effet de transfert. Autrement dit, les banques chercheront à compenser la baisse de l’activité hypothécaire en développant d’autres types de crédits, notamment des hypothèques commerciales.

Pas de nervosité chez les banques

Ces prévisions optimistes pourraient expliquer le silence des milieux bancaires sur le projet. Ils restent discrets. «Il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences d’une éventuelle suppression», répond diplomatiquement la Raiffeisen. Tout dépendra des réactions des clients, et pour eux, un changement de système ne nécessiterait en principe aucune action immédiate.

Raiffeisen serait pourtant particulièrement exposée. Ses 220 milliards de francs d’hypothèques représentent près de 95% de ses prêts et 72% de son bilan. Son résultat net sur les intérêts, qui atteint près de 3 milliards de francs, génère plus de 70% de son produit d’exploitation.

Les autres acteurs majeurs du marché hypothécaire suisse – les banques cantonales, la Banque Migros et UBS – n’ont pas non plus exprimé de critiques virulentes contre une possible réforme. Pour UBS, le revenu des intérêts en Suisse reste d’ailleurs secondaire au sein du groupe.

Les banques ont aussi peu d’intérêt à s’opposer publiquement au projet, au risque de donner l’image d’institutions défendant un modèle d’affaires très lucratif. Ce qui se trame en coulisses, en revanche, ne se révélera que plus tard, une fois la campagne de votation réellement lancée. 

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