En voulant payer vos tagliatelles à la truffe, votre chocolat chaud ou votre part de cake marbré, une petite surprise technologique vous attend: le terminal de paiement qui s'apprête à lécher votre carte bancaire vous propose automatiquement de choisir le montant du pourboire. Ce sera 5%, 8%, 10%... ou alors rien du tout.
Sans doute avez-vous déjà remarqué l'existence de ce système, dispensé par certaines machines, au moment de régler par carte. Un nombre grandissant de restaurants, cafés, bars ou boulangeries suisses l'ont déjà adopté, suscitant parfois les regards intrigués ou les questionnements de leur clientèle.
Par exemple, dans le chaleureux Café de l'Académie niché au cœur de la vieille-ville de Lausanne, Marion nous explique le fonctionnement: une fois qu'elle a entré le montant total de la note, la machine affiche immédiatement un écran «Choose your tip» (choisissez votre pourboire), proposant différentes possibilités: «Les clients ne savent pas forcément à quoi correspondent les pourcentages, remarque-t-elle. Cela peut semer la confusion, car ils n'arrivent pas toujours à calculer la somme exacte de tête.» Malgré cette complication, le système semble marcher: «Il y a quand même pas mal de pourboires», sourit notre interlocutrice.
«On n'est pas aux États-Unis ici!»
Quelques mètres plus loin, au pied de la cathédrale, un terminal de paiement identique trône sur le comptoir du Noubar, un restaurant pop-up trendy installé dans le Pyxis café jusqu'au 20 décembre. Le constat est similaire: certains clients haussent des sourcils perplexes. «L'autre jour, une dame s'est carrément exclamée qu'on n'est pas aux États-Unis ici», se souviennent Paul Marsden, patron de l'établissement et un membre de son équipe. Ce genre de pratique entourant les tips est effectivement plus usuelle Outre-Atlantique, alors que les pièces laissées sur la table sont encore monnaie-courante en Suisse.
Il s'avère toutefois que les principaux fournisseurs des terminaux de paiement concernés, dont Lightspeed et Nexi, rendent cette fonction totalement optionnelle: chaque établissement peut donc choisir de l'activer ou non. Lightspeed leur propose en outre de paramétrer eux-mêmes les pourcentages qui s'affichent à l'écran.
Alors, pourquoi Paul Marsden a-t-il décidé d'activer cette fonction, pour son Noubar? «Parce que cela permet clairement d'augmenter le salaire de mon équipe, affirme-t-il. Les pourboires sont essentiels pour payer davantage mon staff. Avec l'inflation, je ne peux malheureusement pas augmenter leurs salaires, tout en gardant la même qualité de produits dans les plats. C'est donc une solution avantageuse pour eux, ce qui est très important pour moi.»
Une réponse à la domination du paiement par carte
Si cette option se démocratise petit à petit, c'est aussi parce qu'un nombre croissant de clients n'ont plus jamais de monnaie sur eux. «Diverses études documentent une baisse des pourboires en raison des paiements sans numéraire, souligne Iris Wettstein, chargée de communication chez GastroSuisse. Cependant, nous ne pouvons le prouver. Lors de notre sondage annuel, près de la moitié de nos membres ne constataient aucun changement des comportements en matière de pourboires au cours de ces dernières années.»
Quoi qu'il en soit, le système des pourcentages semble tout à fait bénéfique pour ses utilisateurs. Chez la boulangerie Sawerdo, à Genève, il porte indéniablement ses fruits: «La différence est flagrante par rapport à avant, se réjouit la gérante de l'établissement, Léna Erts. Bien sûr, les frais de transaction s'appliquent à la somme totale, mais on ne prend pas de pourcentage sur les pourboires donnés de cette manière: on laisse tout à la serveuse ou au serveur.»
«On a un peu l'impression de faire la manche»
Direction le restaurant Tibits, l'un des premiers à permettre le pourboire via le terminal de paiement, depuis la pandémie. Par contre, au lieu des pourcentages, la machine affiche un espace vierge dans lequel le client peut entrer librement le montant de son pourboire. Il est aussi possible d'appuyer directement sur «OK», lorsqu'on ne souhaite pas en laisser un.
Plusieurs membres de l'équipe ont pris l'habitude d'appuyer eux-mêmes sur «OK» avant que le client n'ait pu prendre connaissance de l'écran, afin de le dispenser de pourboire. Pourquoi ce réflexe? «C'est compliqué, car nous sommes un self-service, même si les boissons sont préparées par nos soins et que 30% des pourboires reviennent aux équipes de cuisine, pointe Merita Palla, cheffe de service chez Tibits Lausanne. Nous avons moins de contact avec les clients. Parfois, lors des heures de pointe, nous n'avons pas le temps d'expliquer aux personnes comment fonctionne le pourboire par carte. On leur conseille donc d'appuyer sur 'OK' pour sauter cette étape et fluidifier le service. On n'a pas le choix.»
Merita Palla trouve ce système un brin malaisant, parfois: «Le pourboire proposé par le terminal de paiement peut conduire à un moment gênant, admet-elle. On a un peu l'impression de faire la manche. Mais en dehors des heures de pointe, on trouve toujours des façons d'expliquer au client comment cela fonctionne et d'instaurer un contact chaleureux avec lui.»
Culpabilité et embarras pour le client?
Hormis la gêne qu'éprouvent certaines équipes de service, le client lui-même peut aussi se sentir un peu coupable, s'il ose appuyer sur «OK» ou «Pas de pourboire». Au sein du nouveau restaurant lausannois Nau, par exemple, la fonction des pourcentages n'a pas été activée, justement pour épargner cet instant d'embarras à la clientèle.
«Le pourboire peut être ajouté au montant de la note, sur le terminal de paiement, indique Nicolas Leroy, responsable de salle. Nous n'avons pas forcément besoin de ce système automatique, car le pourboire reste une histoire de lien entre l'équipe et le client. Si ce dernier se sent obligé de laisser un pourboire, cela peut mettre un frein à ce contact.»
Des pourboires dépersonnalisés
Car oui, le contact reste la base du concept: «Le principe du pourboire repose avant tout sur une relation entre le client et la personne qui le sert, rappelle Gilles Meystre, président de GastroVaud. Il s’agit d’une marque de reconnaissance et de gratification du client. Lorsque cela passe par un terminal de paiement, la réception du pourboire peut être dépersonnalisée.»
Chez Noubar, le staff a effectivement constaté cela, depuis l'activation des pourboires en pourcentages. Mais l'équipe a rapidement trouvé une solution: «Sur le terminal Lightspeed notamment, il y a aussi l'option 'custom' qui permet de choisir soi-même le montant du pourboire, rappelle un membre de l'équipe de service. Quand je vois que les clients sont confus à cause des pourcentages, j'aime bien leur indiquer ce bouton, juste en dessous, et prendre le temps de leur expliquer comment ça marche, avec humour; ça permet de recréer le lien.»
Le cash n'a pas dit son dernier mot
Qu'il s'agisse de monnaie ou de machines, toutes les options existent encore, dans le paysage romand. Chez Tibits, des petits bocaux en verre vivent aux côtés des terminaux de paiement, permettant aux clients de laisser quelques pièces («Pour mon psy», peut-on lire sur l'un d'entre eux). Et cette idée n'est absolument pas désuète, ainsi que le confirme Eliza Salamin, porte-parole de la chaîne: «De manière générale, les hôtes ont tendance à laisser plus facilement un pourboire en cash que par carte», affirme-t-elle.
En effet, GastroVaud observe différentes pratiques: «Certains restaurateurs se basent sur un tronc commun qu’ils redistribuent aux équipes de services et de cuisine. D’autres laissent l’équipe de service retirer son pourboire à la fin du service… Il y a beaucoup de fonctionnements, dont certains sont complexifiés par la cohabitation des pourboires réglés par carte et ceux qu’on reçoit en cash.»
C'est le cas des établissements qui refusent les pourboires payés par carte et manquent ainsi de belles opportunités: «Certains restaurateurs tiennent à pouvoir recevoir un paiement par cash et le système doit permettre de préserver cette possibilité, estime Gilles Meystre. Le libre choix doit demeurer pour le patron comme pour le client.»
La solution est-elle de faire coexister les tirelires traditionnelles et les machines dernier cri? Dans l'univers des pourboires, passé et présent parviendront peut-être à se complimenter, au lieu de se faire la guerre.