En juillet, l’annonce des journaux de Tamedia a fait grincer les dents du secteur de la restauration. L'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) s’apprête à mettre le nez dans les poches des serveurs et des serveuses du pays. Car en Suisse, on estime — à la louche — que les employés de restaurant gagnent plus d’un milliard de francs grâce à la bonne-main.
Un argent qui, avant l’avènement du paiement par voie numérique, n’apparaissait pas dans les comptes des établissements. Désormais, avec la généralisation du lecteur à carte, la manne est traçable. Et dès l’automne, Berne compte décider d’une marche à suivre pour imposer fiscalement les pourboires.
Un milliard, ça fait beaucoup, certes. Mais à l’échelle individuelle? Lorsque, comme neuf Suisses sur dix, vous arrondissez la note au moment de payer l’addition, en espèces ou par voie électronique, dans quelle poche atterrissent vos deniers? Celle de la personne qui vous a servi? Celle de l’équipe du restaurant? Ou celle du patron? Blick a posé la question aux acteurs du service. Spoiler: il n’y a pas de règle générale.
Pourboire «à la bourse»
Au Remor, mythique café genevois centenaire, une cliente vient régler sa note auprès de Nadya*, employée de l’établissement depuis 2023. En tapotant sur la machine électronique, elle s’enquiert: «Si je laisse un pourboire, il vous revient?» La serveuse âgée de 49 ans acquiesce. Elle nous explique: «Ici, chacun garde son pourboire. Libre à nous de décider si on le partage ou non avec la cuisine. Moi, j’offre un paquet de cigarettes par jour.» On parle de pourboire «à la bourse».
Nadya* touche le salaire minimum, 4200 francs bruts. Auxquels viennent s’ajouter les gratifications des clients. En moyenne, 30 francs par jour (environ 600 francs par mois). Pas de quoi faire des folies. Attablée sur une des banquettes de l’établissement, elle fait ses comptes. «Cela finance nos paquets de cigarettes à mon mari et moi.»
Il est loin le temps où le service permettait de rêver à une retraite dorée. «Je suis arrivée en Suisse en 1998, de Slovaquie. À l’époque, les serveuses mettaient suffisamment de côté grâce aux pourboires pour s’acheter des maisons au Portugal ou en Slovaquie. C’est fini, c’est la crise. Une personne sur trois ne laisse même plus de pourboire», se désole-t-elle.
Avec la généralisation des paiements numériques, Nadya estime perdre au change. «Certains clients ont peur que l’argent aille directement dans la poche du patron. Et puis, sur le terminal de paiement mobile, l’option pourboire n’est pas prévue. Cela me met affreusement mal à l’aise de demander au client s’il veut en laisser un, alors je renonce.»
20 francs par jour pour la cuisine
Direction le Café du Centre, brasserie située sur la place du Molard. Un peu avant le coup de feu, Lucie Guillemoud prend quelques minutes pour répondre à nos questions. 28 ans que cette serveuse frontalière travaille dans la maison et qu’elle «court des kilomètres» sur les pavés de la terrasse. Ce qui la fait tenir? Les horaires réguliers, «une chance dans ce métier».
Payée au salaire minimum, elle compte sur les pourboires pour arrondir ses fins de mois. 100 francs, les bons jours. Les mauvais, zéro. La bonne-main octroyée par les clients, elle la garde, mais elle doit verser 20 francs dans un pot commun pour les commis, les employés à la plonge et ceux en cuisine. Peu importe la recette de la journée. «Les pourboires représentent environ 1000 francs par mois. Ils permettent d’aborder la vie de façon un peu plus légère. C’est clair qu’on le sent quand on fait un mauvais mois», constate la presque retraitée.
Les plans de l’OFAS la laisse songeuse. «Si le serveur travaille bien, qu’il s’est donné durant la journée, le pourboire lui revient. Il s’agit d’une récompense, une gratification pour un travail bien fait. Pourquoi taxer un cadeau? Les jeunes serveurs ici sont très très contrariés par cette décision.»
Dans le pot commun
Au café du cinéma à Carouge, ville voisine de la Cité de Calvin, les pourboires sont partagés entre les trois employés. «Il n’y a pas de rang chez nous. C’est un système égalitaire, ça me paraissait logique, avec une personne au service et une derrière le bar, de procéder ainsi», indique Romane Bezzola, la patronne des lieux.
Sur le terminal de paiement qui est tendu aux clients au moment de l’addition, la gérante fait figurer cinq options pour la bonne-main, qui vont de deux à huit francs. Il est aussi possible de sélectionner «autre montant» ou «non merci». «Certains clients choisissent ‘non merci’ pour finalement donner quelques pièces, relève-t-elle. Il existe une certaine méfiance avec les paiements par carte, la peur que le propriétaire garde la gratification, mais de façon générale, le système fonctionne bien.»
À chaque transaction, le serveur retire le montant du pourboire de la caisse et le met dans un pot commun qui sera divisé le soir-même. «Je sais que dans d’autres établissements, l’argent est mis de côté et redistribué à la fin de la semaine, ou même à la fin du mois, mais je ne suis pas très convaincue. Cela manque de transparence», relève la trentenaire.
Pas de règle générale
Changement de décor et de canton. À Lausanne, au restaurant-bar le Bleu Lézard, Christophe Rafie gère une équipe d’une vingtaine de personnes, dont sept serveurs et serveuses. «Chacun gère sa bourse et empoche les gratifications qui lui sont données. Mais il doit reverser 10 à 15% de ses pourboires du jour à la cuisine. Un montant que je verse à l’équipe à la fin du mois.» Un système basé sur la confiance lorsque le pourboire est remis en espèces. «Mes collaborateurs sont là depuis des années, ils sont formés et compétents. Dans des établissements plus grands et où le turnover est plus important, il vaut mieux centraliser la caisse.»
Le gérant est satisfait du système, source de motivation pour l’employé selon lui. Et de rappeler les bas salaires que touchent les acteurs de la restauration et de l’hôtellerie.
À la Buvette de Lutry (VD), les pourboires sont collectivisés et partagés avec tous les employés. «Après avoir divisé avec toute l’équipe, il ne nous reste pas énormément. Le mois passé, j’ai touché 100 francs, note Lina Pichler, saisonnière depuis trois ans à la buvette. Je le vois comme un petit bonus, avec lequel je peux m’offrir un restaurant ou une soirée. Mais je ne compte pas là-dessus pour tourner.»
On l’aura compris, il n’existe pas de règle générale en matière de répartition des pourboires. Ce que confirme GastroSuisse, la fédération de l’hôtellerie et de la restauration. «Il n’existe pas de disposition uniforme. Il n’est pas non plus stipulé que le pourboire doit obligatoirement être versé au personnel. Nous n’avons malheureusement aucune indication sur la manière dont les pourboires sont répartis.»
Une seule certitude, dans un secteur où les salaires sont bas. Il est de bon ton de se montrer généreux.
* prénom d'emprunt