«L’affaire de l’aigle bicéphale est en fait un énorme malentendu, soulève Milos Jovic en buvant une bière après le travail dans un bar branché de Belgrade. Tu as déjà regardé le drapeau serbe? Il y a également un aigle bicéphale dessus, tout comme sur le drapeau albanais.»
Les deux pays auraient déjà placé le symbole impérial de l’Empire romain d’Orient sur leurs drapeaux au XIXe siècle. La Serbie comme l’Albanie. Alors quand Granit Xhaka ou Xherdan Shaqiri ont mimé l’aigle bicéphale avec leurs mains, Milos Jovic se réjouissait aussi en tant que Serbe: «Celui qui mime l’aigle bicéphale nous témoigne du respect.»
Cela fait quatre ans que les deux joueurs de la Nati aux racines albanaises ont célébré leurs buts en faisant le signe de l’aigle bicéphale. La FIFA a prononcé des avertissements pour cette provocation prétendument nationaliste. Les joueurs se sont montrés plus sereins. Et pourtant, la plupart des Serbes ne sont pas aussi détendus que Milos Jovic sur la question de l’aigle bicéphale avant le nouveau duel Suisse – Serbie.
«La Suisse n’aura pas de raison de se réjouir»
«Ce qui s’est passé sur le terrain lors du dernier match m’a fait mal», déclare Iva Jevtic. La jeune journaliste sportive de Belgrade estime que les gestes politiques n’ont pas leur place sur le terrain: «J’espère que les joueurs ont retenu la leçon.»
«On ne saura jamais comment ils auraient célébré», s’exclame Nikola Preocanin dans le vent d’hiver qui souffle dans la zone piétonne humide et froide de Belgrade. «Vous, les Suisses, vous ne marquerez pas de but contre nous, affirme-t-il. Le monde ne saura donc jamais exactement comment vos joueurs auraient exulté.» La Serbie va gagner, puis éliminer le Portugal en 8es de finale, «et nous verrons ensuite», dit ce fan de football. Il fait aussi part de son mécontentement quant au fait que la Suisse aligne des joueurs d’origine albanaise dans son équipe nationale.
De telles opinions nationalistes ne sont pas rares parmi les supporters de football serbes. On dit notamment des fans de l’Étoile Rouge qu’ils se laissent volontiers instrumentaliser par le gouvernement et utiliser pour des actions politiques. Dans les milieux du football de Belgrade, les rumeurs les plus folles circulent sur les liens entre le gouvernement serbe et les ultras violents de l’équipe de la capitale.
Interdiction de jouer pour tous les peuples des Balkans?
Il ne faut pas croire tout ce que l’on dit, estime l’artiste belgradoise Jana Danilovic. Pourtant, le football n’a pas apporté grand-chose de réjouissant à son pays jusqu’à présent. «On devrait interdire aux peuples des Balkans de jouer au football pendant au moins 50 ans. Ils devraient d’abord résoudre leurs vrais problèmes avant de pouvoir à nouveau taper dans un ballon, ce qui ne ferait que créer de nouvelles tensions», continue-t-elle.
La peintre vient d’achever une nouvelle œuvre d’art de rue: un immense silo industriel sur les rives du Danube, l’un des deux fleuves de la ville de Belgrade. On y voit une femme qui serre dans ses bras les poissons contaminés du fleuve. «Nous aurions suffisamment de problèmes réels ici, auxquels on pourrait s’attaquer», justifie Jana Danilovic.
Mais pour l’instant, c’est le cuir qui domine les conversations urbaines dans la mégapole serbe. Certes, il n’y a ici non plus ni projections publiques, ni fan-zones. Mais dans tous les cafés, même les plus chics, les matches de la Coupe du monde sont diffusés sur des écrans géants.
«Tout le pays vibre, le nouveau football offensif serbe nous a captivés», déclare Vladimir Filipovic. Celui-ci dirige depuis un peu moins d’un an le service des sports de «Blic», la plus grande plateforme d’information du pays. Auparavant, le journaliste s’occupait de politique internationale pour le média. C’est donc l’interlocuteur idéal avant le match politiquement chargé de ce vendredi soir.
«La Nati est comme une armée»
Mais Vladimir Filipovic ne pense pas que le match entre la Suisse et la Serbie va à nouveau dégénérer. «La moitié de notre équipe fait partie de la génération Z. Ils n’étaient même pas encore nés lors de la guerre du Kosovo à la fin des années 1990. Ceux-ci n’ont aucun intérêt à se replonger dans ces vieilles querelles», explique le journaliste. De plus, la Serbie aurait fait d’énormes progrès sur le plan sportif sous la houlette du nouvel entraîneur Dragan Stojkovic: «Nous voulons maintenant nous réjouir des succès sportifs au lieu de nous laisser distraire par les bruits de fond politiques.»
Mais contre la Suisse, ce sera difficile, dit Vladimir Filipovic: «Votre équipe est comme une petite armée: extrêmement compacte, très connectée, très organisée. Et Murat Yakin vient de lui donner une motivation supplémentaire. Ce sera un match difficile pour nous.»
Ce vendredi soir à 22h, nous saurons si la Serbie l’aura fait craquer ou si la Suisse poursuivra son parcours en Coupe du monde – avec ou sans l’aigle à deux têtes.