Une fin de soirée de lundi dans le Colorado, le bout de la nuit en Suisse. Une salle surchauffée célèbre ses héros fraîchement couronnés champions de NBA, entre euphorie et incrédulité. L’émotion du public des Denver Nuggets correspond à la durée de sa disette: après 46 saisons stériles, le palmarès de la franchise ne sera plus jamais vierge.
Sur le parquet, le coach Mike Malone et ses joueurs exsudent le soulagement des promesses tenues (Denver était tête de série numéro 1 à l'Ouest) et la satisfaction du travail qui porte ses fruits, après des années d’échecs en play-off et de graves blessures. Des années de travail patient et de confiance renouvelée – Malone est sur le banc des Nuggets depuis 2015 – dans un milieu où les entraîneurs deviennent vite des pistons qu’on fait sauter à la première contre-performance, et les joueurs décevants des pions qu’on échange comme des marchandises, sans trop de chichis.
Sur le parquet, les larmes, accolades, sourires et autres T-shirts spéciaux de circonstance. Vaincus 4-1 dans la série, le Miami Heat et Jimmy Butler sont partis ruminer leur douleur aux vestiaires. Dans la lumière de la salle, on monte l’estrade où Adam Silver, patron de la ligue, viendra décerner deux trophées: celui de champion NBA, remis d’abord au propriétaire de la franchise (c’est l’usage aux États-Unis, car c'est quand même le vieux Monsieur qui paie tout ce beau monde), et celui de MVP des Finales, tendu au joueur le plus utile à l’équipe victorieuse.
Une scène singulière
Peu après, sur cette même estrade, joueurs et membres du staff s’agglutinent pour une photo de groupe. Au centre, le trophée de champion est dans les bras de Jamal Murray, merveilleux arrière revenu des enfers d’une terrible blessure à un genou, ces fameux ligaments croisés qui ont gâché tant de carrières. Le Canadien, les yeux embués, s’agrippe à cette grande coupe dorée comme si sa vie en dépendait.
Le trophée de MVP des Finales, lui, est dans les mains du coach. Car le lauréat de cette distinction est simplement ailleurs, dans sa bulle, après avoir étreint ses proches. Il est dans le coin supérieur gauche de l’image, loin de la place centrale que son rôle dans l’équipe, son abattage et son talent hors normes auraient dû lui garantir. Mike Malone porte le trophée de son grand joueur. Nikola Jokic, lui, porte sa petite fille.
Il y a quelque chose de saisissant, de rafraîchissant, d’attachant dans cette scène. Les larmes et les larges sourires, ce n’est pas le truc du pivot serbe. L’auto-congratulation, encore moins. À l’heure de faire passer le propriétaire de la franchise et son entraîneur au micro, l’intervieweuse ne s’y trompe d’ailleurs pas: «Je vous pose des questions sur Jokic parce que je sais bien qu’il ne voudra pas parler de lui.» Là, les louanges pleuvent.
Profil atypique, personnage unique
Il est comme ça, le natif de Sombor, au nord de la Serbie. Pas de déclarations fracassantes. Il ne tire jamais la couverture à lui. Son altruisme, sincère, ne se limite pas au nombre ahurissant de passes décisives qu’il distribue. On n’avait jamais vu un pivot en donner autant. On n’avait jamais vu quelque joueur que ce soit terminer meilleur marqueur, rebondeur ET passeur lors des mêmes play-off. Pourtant, les mots de Nikola Jokic, sur l’estrade, vont à ses coéquipiers, à son coach. Avec lui, c’est le collectif qui compte, pas la performance individuelle.
Le géant serbe a obtenu là la consécration ultime, mais comptait déjà parmi les grands, avec ses deux titres de MVP de la saison régulière en 2021 et 2022. Et n’en déplaise à Joel Embiid, celui de 2023 aurait également dû être sien: Jokic a prouvé lors de ces play-off, maîtrisés de bout en bout par ses Nuggets flanqués de l’étiquette de favoris, qu’il était bien le meilleur joueur de la meilleure équipe de la ligue.
Sa famille et ses chevaux
Mais il a surtout montré qu’il était le joueur que tout coach rêverait d’entraîner. Un monstre de talent pur et de vision du jeu, doté en plus d’une éthique de travail et d’une humilité hors du commun. Un type capable de passer du statut de 41e choix de la draft, raillé par les recruteurs pour ses carences athlétiques, à celui de star d'une équipe championne, d'un homme capable de tout faire, salué par la majorité de ses pairs comme le meilleur joueur en circulation.
Nikola Jokic est ce que le basket a produit de plus proche de la légende soviétique puis lituanienne Arvydas Sabonis: un meneur de jeu dans un corps de géant. Un joueur capable de dominer des Finales puis de déclarer, en souriant à peine: «Le travail est fait, on peut rentrer à la maison, maintenant.» En Serbie, il a sa famille, et ses chevaux. Tout ce qui compte vraiment pour lui.
Ce type-là n’est pas qu'un talent générationnel. C’est un OVNI. Il y a quelque chose de rafraîchissant à voir cet ex-ado en surpoids dominer son sport et, l'air gêné, regardant ses pieds et rougissant légèrement, recevoir l’amour et le respect de ses coéquipiers. De ses adversaires aussi, d’ailleurs. Et ça, dans ce milieu de bling bling étalé, d’individualisme exacerbé, d’auto-proclamations effrénées, de flingues brandis et d’egos boursouflés, ce n’est pas rien.
Merci Nikola Jokic, héros d’un autre temps, héros à contre-courant.