«Viande ou pas viande? Telle est la question!», voici l'intitulé de la conférence que tiendra le 24 septembre Olivier Bauer, Professeur ordinaire en théologie pratique à l'Université de Lausanne. Derrière cette phrase emblématique du théâtre shakespearien se niche une réflexion fondamentale: en quoi la religion influence-t-elle notre alimentation? Blick est allé à la rencontre du théologien juste avant sa prise de parole. Au menu: la place de la viande dans la religion chrétienne, l'instrumentalisation de la chair de porc pour discriminer les peuples musulmans et le véganisme comme nouvelle forme de spiritualité.
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Blick: Comment la religion chrétienne se positionne-t-elle par rapport à la consommation de viande?
Olivier Bauer: Globalement, le christianisme est très carnivore et c’est probablement la religion qui prête le moins d’attention aux animaux. Il y a vraiment une hiérarchisation, un spécisme très clair avec un droit et même une légitimité à manger de la viande pratiquement autant qu’on veut et autant qu’on peut.
Si je vous suis, manger de la viande est ancré dans la culture chrétienne.
Oui, c’est la vision du christianisme majoritaire. Ensuite, il y a rapidement eu quelques changements.
Lesquels?
Eh bien dès le Ier siècle, l'Église va commencer à préconiser certains jeûnes qui porteront sur la question de la viande. Et puis on peut souligner l’existence de christianismes végétariens ou même véganes dans les premiers siècles. Mais il s’agit de tendances minoritaires. L’Église commence réellement à se positionner autour du IVe siècle à travers des conciles: il y en a un qui dit que les prêtres doivent s’abstenir de viande, à condition qu’ils en aient goûté avant. Un second qui date de 340 «interdit d’interdire» la viande.
On ne peut donc pas parler de refus global.
Non, il n’a jamais existé de refus de consommer de la chair animale dans la religion chrétienne pour vous répondre crûment. La seule exception, c’est la pénitence. Dans certains monastères, les moines et même des religieuses vont se priver de viande dans une idée de dénuement et de simplicité. Sans oublier l’introduction des temps de carême, surtout le vendredi. À noter que pour être un bon catholique au Moyen-Âge, on se privait un jour sur deux.
Les catholiques du Moyen-Âge se préoccupaient-ils plus du bien-être animal?
Non, c’est juste qu’à cette époque, manger de la viande ou alors du poisson était de toute façon impossible pour des raisons de moyens. Que la viande soit permise ou interdite, cela ne changeait pas grand-chose au menu quotidien qui était fait de beaucoup de farine, de lentilles et de légumineuses.
Notre rapport à la viande a donc davantage évolué avec la société plutôt qu’en rapport avec la religion…
Oui et non. Disons que la religion a toujours eu un certain poids. Je pense notamment au premier gros accroc durant la Réforme protestante. Tout d’un coup il y a eu un refus assez strict de toutes les prescriptions existantes. C’était un marqueur identitaire fort de manger de la viande quand les catholiques n’en mangeaint pas, ou de manger gras quand les catholiques se privaient.
Ce refus est-il encore d'actualité aujourd'hui?
Bien sûr. Ça a marqué la tradition protestante. Si vous regardez les carnavals protestants à Bâle par exemple, les festivités sont décalées et arrivent après Mardi gras, en plein carême afin de montrer qu’ils ne sont pas astreints aux règles catholiques.
Eh bien en voilà un détail plutôt piquant!
Oui et juste pour l’anecdote, on raconte que dans la Réforme protestante à Zurich, un des premiers gestes qu’Ulrich Zwingli a fait en guise de contestation aux règles catholiques, c’était de défendre un atelier d’imprimeur. Le patron estimait que ses employés travaillaient beaucoup, y compris pendant le carême. Du coup, il a décidé d’installer un petit barbecue dans ses locaux pour griller quelques saucisses et il s’est fait punir. Le réformateur s’en est insurgé. Il estimait qu'il s'agissait d'une forme de dictature interdisant à des braves travailleurs de manger une saucisse en période de jeûne.
Concrètement, que dit la Bible sur la consommation de viande?
Une des paroles clés de Jésus, c’est de dire que rien de ce qui entre dans le corps de l’être humain est impur. Il est même assez explicite en disant que ce que l'on mange ne fait que passer dans le corps et retourne dans la fosse. Ça, c’est la base du christianisme dans l’Évangile. Ensuite, il y a Paul, qui, dans ses lettres, va un peu théoriser tout cela en disant qu’un aliment ne peut ni nous rapprocher, ni nous éloigner de Dieu. Cette prise de position est très libérateratrice pour les croyants.
Oui, sauf que Jésus ne mangeait pas de viande. Je me trompe?
Effectivement, on ne nous raconte jamais que Jésus consommait de la viande. On sait qu’il est à table mais on ne nous dit pas toujours ce qu’il mange. En revanche, on sait qu’il mange parfois du poisson et qu’il a une envie de figues. Mais comme il n’y en a pas puisque ce n’est pas la saison, il finit par maudire le figuier...
Il me semble que dans le jardin d’Éden, soit au commencement, personne ne mangeait personne et tout le monde était heureux…
Oui, c’est juste. Dans le texte, Dieu donne les graines qui portent semence et les herbes des champs. On est donc végan. Ce n’est qu’après le déluge que Dieu autorise l'être humain à manger de la viande et même boire de l'alcool: c'est à ce moment-là que Noé plante la première vigne.
Eh bien! Il est devenu vachement plus cool le bon Dieu. Pourquoi?
On a l’impression que Dieu tolère la viande et l’alcool pour rendre la destinée de l’Homme moins difficile. Mais à la fin des temps, on revient sur un paradis végane, comme on peut le lire dans le livre d'Isaïe où hommes et animaux vivent en harmonie. Ce n'est que durant un temps intermédiaire que les choses se passent autrement.
Les penseurs chrétiens n’ont-ils donc jamais repensé leur relation aux animaux?
Bien sûr. Le religieux François d’Assise, par exemple, a donné une grande importance aux animaux. Mais ce n’est qu’au XIXe siècle que des voix commencent à s’élever dans le christianisme pour que les animaux aient un meilleur statut. Et c’est souvent dans la consommation de viande qu’on reconnaît ce statut, justement. C’est le cas des adventistes du septième jour qui vont prôner un régime végétarien qu’ils justifient pour des raisons de santé.
À la même époque, le médecin et théologien Albert Schweitzer va proposer un principe qui s’appelle le respect de la vie. L’idée, c’est de dire que toute vie mérite d’être respectée et ça peut aller jusqu’au moucheron qu’on peut croiser sur son chemin. D’une manière très réaliste, il va expliquer que pour lui, on ne peut pas ne pas manger de viande, mais il faut le faire avec beaucoup de précaution, de respect et de modération.
Finalement, à la fin du XXe siècle et peut-être même un peu après, on assiste au début des grands mouvements comme le végétarisme ou le véganisme. Un certain nombre de théologiens et de théologiennes vont défendre le fait que le christianisme devrait impliquer le refus de l’exploitation animale.
Le véganisme est-il plus éthique que les religions en matière de souffrances animales alors?
Je pense qu’il y a trois grands arguments pour défendre le végétarisme ou le véganisme. Tout d’abord le respect des animaux, ensuite le respect de la planète et finalement respect de soi-même, de sa santé. Ce que je remarque, c’est que le véganisme devient une sorte de spiritualité, une façon de voir le monde. On articule sa vie de façon plus éthique, c'est sûr. Et tout comme dans la religion, il y a des dogmes, une volonté de propager le message, des rites de transition, des mises en scène… sur Internet, on voit des gens qui jettent leur nourriture à base de protéines animales avant de devenir véganes. Il y a également des personnes très sectaires et des personnes plus tolérantes…
Le véganisme pourrait-il devenir une religion?
Le véganisme est un principe qu’on met au centre de son existence. En revanche, il n’y a pas de transcendance ou d’autorité contrairement à la religion. C’est, à mon avis, plus souple et plus libre que la religion.
Manger de la viande implique des souffrances et paraît, de fait, contraire aux valeurs chrétiennes. Pourquoi le christianisme n’interdit-il pas la viande aujourd’hui?
Il est vrai qu’arrêter de manger de la viande pourrait aller de soi. Mais la grande question, c’est de savoir qui a une âme. Vous savez que pendant longtemps, on pensait que les femmes n’en avaient pas et ça permettait de justifier certains traitements. Pareil pour les Noirs pendant la traite négrière ce qui permettait de les garder en esclavage. Il en va de même pour les animaux qui sont considérés comme des êtres inférieurs. Si on part de ce principe, il n’y a pas de raison de leur octroyer un statut particulier.
La christianisme autorise donc une forme d’exploitation de la création.
On peut dire ça. Dieu donne à l’être humain le droit, voire le devoir de dominer la nature. C’est quelque chose de très fort et qui a gagné en puissance, en particulier durant la Révolution industrielle.
Le fait que la religion autorise l'exploitation implique donc qu'il y a des inégalités tout à fait assumées entre divers groupes.
Oui, le christianisme implique un ordre du monde voulu par Dieu avec les hommes tout en haut, suivis des femmes, des enfants et ainsi de suite... Ce qui est très intéressant, c'est qu’au tout début de christianisme, les communautés religieuses véganes étaient aussi des communautés où les femmes avaient plus de place et où il y avait plus d’égalité. Mais il s'agit de cercles marginaux.
Est-ce juste d'avancer qu'un refus de l’exploitation animale seraient un premier pas vers la déconstruction de tout un système?
Oui. À l’heure actuelle, on part du principe qu’il y a un ordre du cosmos, une hiérarchie établie dans la religion mais aussi dans la société tout entière. Si on commence à la remettre en cause, il y a un risque d’effet domino où tout s’effondre. C’est d’ailleurs la crainte de certains mouvements conservateurs comme «Apéritif saucisson-pinard» qui partent du principe que si on ne sert plus de porc à la cantine, c’est le début de la fin.
Ce qui est faux. J’imagine que l’arrivée des Maures en Espagne n’a jamais empêché la population ibérique de consommer de la pata negra et autre chorizo…
Tout à fait. En revanche, on sait que le porc a été utilisé comme outil durant la Reconquête. Lorsqu’on avait un doute concernant l’origine d’une personne, on avait mis au point un plat à base de cochon avec des fruits de mer. Si le concerné refusait de manger, on le décrétait juif ou musulman. Aujourd’hui encore, on instrumentalise le cochon comme discriminant notamment en France dans les soupes populaires. On y met du lard en se disant que c’est une bonne manière d’empêcher les musulmans de venir.
Tout ça me fait penser au Président Sarkozy qui avait refusé que les écoles servent une alternative au jambon aux enfants. Ces derniers n'avaient donc qu'à manger deux portions de frites.
C’est assez fascinant de voir comment on utilise l’alimentation pour discriminer certaines populations. Il y a un livre de Pierre Birnbaum «La République et le Cochon» qui aborde la place que la viande de porc a jouée en France et comment on l'a utilisée pour mettre des personnes à l’écart.
Un rappel des interdits alimentaires dans l'islam?
Chez les musulmans, en plus du fait de ne pas manger de porc, on fait attention à la manière dont l’animal est abattu. Du côté juif, on peut manger les ruminants qui n’ont pas le sabot fendu, donc les moutons, les vaches, les chèvres… et pour les animaux marins, il faut qu’ils aient des nageoires et des écailles. Les fruits de mer ne sont pas autorisés.
Ces religions monothéistes sont-elles donc plus respectueuses des animaux?
Eh bien justement, dans l’islam, on égorge les moutons lors de l’abattage. Certes on peut discuter du degré de souffrance entre égorgement et électrocution. Mais je trouve il y a au moins une réflexion autour d’un geste qui n’est pas si anodin. On ritualise la mise à mort et on y porte une certaine attention. Dans le judaïsme on fait un peu plus attention aux animaux. D'abord parce qu’il y a des bêtes qu’on ne mange pas, et ensuite parce qu’il y a des prescriptions: il est par exemple interdit de manger une chèvre et ses petits. Lorsqu'on possède des animaux de trait, on ne musèle pas ceux qui foulent le grain afin qu'ils puissent manger un peu et participer à la fête. Et dans les grandes idées du sabbat, tous les sept fois sept ans, on libère tous les esclaves et les animaux. Bref, on voit une conscience du bien être animal que le christianisme perd complètement.
Pensez-vous que les valeurs chrétiennes en terme de traitement des animaux pourraient changer?
C'est difficile à dire. La question du christianisme c’est beaucoup de la responsabilité individuelle. Chacun doit se positionner et il n’y a pas de règle absolue. Encore une fois, la dimension éthique n’a pas été élargie aux animaux. Ils restent des resources à l’image d’une pierre à qui on ne va pas demander si elle est contente d’être dans le mur d’une maison. Il n’est pas question de savoir si un animal a envie ou non d’être mangé ou de tirer un char. Si le christianisme s'est montré insensible à la cause animale, il est intéressant de noter que cela n’a rien à voir avec la relation qu'on entretient avec Dieu. C’est inscrit dans une culture et on ne se pose pas vraiment la question de savoir si c’est juste ou non. Dans les paroisses, on ne pense pas à proposer un menu végétarien ou végan. De mon côté, j'essaie de sensibiliser des gens à cette cause tout en restant bienveillant et sans jugement.
Olivier Bauer donnera une conférence organisé par Lausanne à Table le samedi 24 septembre à Lausanne. La discussion se déroulera entre 13h et 15h et l'entrée est libre.