Il était très exactement minuit passé d’une minute, mardi 2 mai au matin, lorsque la Writers Guild of America (WGA) a mis sa menace à exécution: ses 11’500 membres se sont déclarés en grève. Autrement dit, tous les scénaristes américains ont posé les stylos et décrété qu’ils n’écriraient pas une ligne de plus pour les séries, les films mais aussi les late shows, ces émissions de divertissement typiquement américaines dans lesquelles un animateur vedette papote avec des invités et lance des blagues sur l’actualité.
Cette décision fait suite à l’échec de négociations entamées depuis plusieurs mois avec l’Alliance of Motion Pictures and Television Producers (AMPTP), qui rassemble les studios de production. Ensemble, les deux organisations devaient se mettre d’accord sur une nouvelle convention établissant les conditions de travail et de rémunération des scénaristes. La précédente, signée trois ans plus tôt, arrivait à échéance dans la nuit du 1er au 2 mai à minuit. Mais dès 20h lundi, l’AMPTP a jeté l’éponge dans un communiqué.
Pourquoi les scénaristes sont-ils en grève?
Cet échec était en réalité annoncé depuis le 30 avril. Ce jour-là, l’AMPTP rend 40 pages de propositions à la WGA. Dedans, les studios acceptent certaines hausses de rémunération, mais en refusent d’autres. Par exemple, pas question pour eux d’indexer les salaires des scénaristes sur l’audience d’une série. Cela obligerait en effet à la révéler publiquement. Or, si les chaînes le font déjà, les plateformes de streaming s’y refusent – ce qui leur permet de se gargariser de chiffres invérifiables. La question de l’utilisation des intelligences artificielles n’est pas non plus réglée, à l’heure où bon nombre d’auteurs craignent d’être remplacés par ChatGPT.
Deux points particulièrement sensibles, qui concernent avant tout les séries, sont aussi balayés par les producteurs. D’abord, les scénaristes demandaient un nombre de semaines de travail minimum pour écrire leurs épisodes. Ensuite, ils réclamaient que les writers rooms, les équipes de scénaristes qui travaillent ensemble sur le même format, comptent un nombre minimum de salariés. Six auteurs avant qu’une série soit commandée, puis un par épisode jusqu’à six épisodes, et un pour deux épisodes pour les séries plus conséquentes, avec un plafond fixé à 12 personnes. L’objectif est d’en finir avec les mini rooms, des équipes ultra-réduites avec des temps d’écriture si court que les scénaristes gagnent très peu d’argent – si peu, parfois, qu’ils ne peuvent même pas prétendre à l’assurance proposée par leur syndicat.
Pour les studios, c’est inutile. Une série comme «The White Lotus», par exemple, est intégralement écrite par son showrunner, Mike White. Dans un communiqué, la WGA a dénoncé la création d’une «économie des petits boulots», accusant les producteurs de vouloir faire des scénaristes une profession entièrement freelance et mal payée.
Des séries raccourcies…
Du côté des séries au stade de la post-production, c’est-à-dire déjà écrites et tournées, cette grève n’a pas de conséquences. Pour celles qui sont écrites, mais dont le tournage n’est pas bouclé, comme par exemple les prochaines saisons de «FBI» et «FBI: most wanted», de la chaîne CBS, et surtout la saison 2 de «House of the Dragon», c’est plus complexe. Il est très fréquent que le tournage soit aussi synonyme de réécriture de dernière minute, tout simplement parce que les réalisateurs ou les producteurs s’aperçoivent que certains arcs narratifs ne fonctionnent finalement pas. Là, ce sera impossible. On peut donc s’attendre à ce que la qualité de certains épisodes s’en ressente.
C’est ce qui s’est passé pour la série «Heroes» en 2008. Car pour avoir une idée de ce qui menace les séries, mieux vaut regarder dans le rétroviseur. En novembre 2007, la WGA entame une grève – les discussions achoppent alors sur la question de la vente de DVD et de la vidéo à la demande, débats qui nous paraissent désormais préhistoriques – qui durera trois mois. Les premières semaines, les chaînes sortent tout de même les épisodes de leurs séries sans trop de problème en puisant dans leurs stocks. Dès janvier 2008, elles n’ont plus rien à se mettre sous la dent. Si la quatrième saison de «Dr House» n’a que 16 épisodes au lieu de 22, c’est parce qu’il n’y avait plus personne pour en écrire six de plus. Même chose pour la quatrième saison de «The Office», qui en compte 19 au lieu de 25, notamment parce que l’acteur principal, Steve Carell, avait décidé de se faire porter pâle, en soutien aux scénaristes.
…ou reportées?
Diffusée sur Disney+, l’excellente «Abbott Elementary» compte déjà deux saisons. L’écriture de la troisième, qui devait commencer le 2 mai, est en suspens. Si la grève dure, cela pourrait aussi déboucher sur un nombre d’épisodes réduit, voire sur du retard à la diffusion. «Yellowjackets» en est peu ou prou au même point: les auteurs travaillaient depuis 24 heures sur la saison 3 lorsqu’ils ont finalement rangé leur stylo. Du côté de «Stranger Things», la dernière saison est attendue sur Netflix pour 2024 et on n’a aucune idée de l’état d’avancement de l’écriture. Les fans redoutent donc aussi un report.
Difficile cependant d’être certain des conséquences de la grève sur les séries. Les choses ont beaucoup changé en quinze ans. À l’époque, les délais étaient bien plus courts entre l’écriture et le tournage d’une part, et la diffusion d’autre part. Aujourd’hui, avec l’émergence des plateformes de streaming, il s’écoule parfois plus d’un an entre les deux. Autrement dit, les diffuseurs ont de quoi voir venir et un catalogue déjà bien rempli. Les spectateurs, eux, n’observeront les effets de ce mouvement social que dans plusieurs mois.
Les «late shows» touchés de plein fouet
Du côté des late shows, écrits au jour le jour pour coller à l’actualité, c’est beaucoup plus radical. Le «Jimmy Kimmel Live», le «Tonight Show» de Jimmy Fallon ou encore le «Saturday Night Live» passent déjà en rediffusion. En 2007, certains avaient repris au bout de quelques semaines pour éviter de laisser sur le carreau tous les salariés non-scénaristes. Charge alors aux présentateurs de se débrouiller sans auteur.
Certains s’étaient illustrés en faisant à peu près n’importe quoi en plateau pour passer le temps. Conan O’Brien, animateur du «Late Night» de la chaîne NBC à l’époque, s’était lancé le défi absurde de faire tourner le plus longtemps possible son alliance sur son bureau, à la manière d’une toupie.
Quid du cinéma?
La grève des scénaristes pourrait également toucher le cinéma. Certes, l’imminence du conflit social a encouragé toutes les productions à boucler les phases d’écriture au plus tôt. Mais ce n’est pas sans risques. Si «Quantum of Solace» est le pire James Bond de l’ère Daniel Craig, ce n’est pas seulement parce qu’il est monté n’importe comment, mais aussi parce que la première version du script est arrivée sur la table deux heures avant la grève de novembre 2007. Impossible de revoir le scénario après. C’est Daniel Craig et le réalisateur, Marc Forster, qui ont réécrit des scènes entières avant et pendant le tournage, apportant la preuve, vu le médiocre résultat, que scénariste est un métier à part entière.
Exactement comme pour les séries, les films ne peuvent plus faire appel à des scénaristes sur leurs tournages, se privant peut-être d’améliorations significatives. Sans compter que les petits comme les grands écrans verront peut-être des projets prometteurs tués dans l'œuf. En 2008, c’est George Miller, le réalisateur de «Mad Max», qui doit adapter le comics «Justice League» pour Warner. Le studio veut retravailler son scénario mais la grève l’en empêche. Il abandonne alors le projet, pour le confier plusieurs années plus tard à Jack Snyder, qui pondra un film franchement raté en 2017. Deux ans avant, George Miller, lui, avait triomphé avec l’excellent «Mad Max: Fury Road»…
Effet boule de neige
La durée de la grève et son ampleur seront deux données déterminantes pour la suite. Plus ça dure, plus les producteurs auront du mal à faire aboutir des projets de qualité. Pour le moment, la WGA et l’AMPTP campent sur leurs positions et ne laissent entrevoir aucune résolution du conflit à court terme. L’attitude des showrunners sera également très scrutée. Beaucoup appartiennent au syndicat, mais la grève reste un choix personnel. Mieux payés que les scénaristes, il faudra voir s’ils se montrent solidaires ou non.
Il faudra aussi voir si le mouvement social a un effet d’entraînement. Car le 30 juin est une date très importante. Celle à laquelle les conventions liant les studios aux acteurs d’une part et aux réalisateurs de l’autre arrivent aussi à échéance...