De lui, on connaît son esthétique si particulière, faite de clair-obscurs et de néons colorés, ses personnages masculins tout de virilité mutique, son amour pour les geysers de violence. Ce sont eux, d’ailleurs, qui ont d’abord fait connaître son cinéma, avec la trilogie «Pusher», tournée dans son Danemark d’origine, puis «Bronson» et «Valhalla Rising», deux portraits d’hommes plus adeptes des coups que des mots. Nicolas Winding Refn a explosé auprès du grand public en 2011 avec «Drive», impressionnant par sa capacité à saisir l’âme d’une ville, Los Angeles, qu’il filme pourtant pour la première fois.
L’homme est réputé snob et imbu de lui-même. On ne pourra lui reprocher ni de chercher à plaire à tout prix, ni de faire des compromis artistiques. Après «Drive», ni «Only God Forgives» ni «The Neon Demon» n’ont connu le même succès public ou critique. Trop de néons, trop de violence, pas assez de scénario, diront ses détracteurs.
Voilà six ans que Nicolas Winding Refn n’a pas fait de film et se tourne vers les plateformes. Le cinéaste a même lancé la sienne, byNWR, pour faire connaître des œuvres «mystérieuses et inattendues». Cette année, il revient avec une série, «Copenhagen Cowboy», programmée pour le mois prochain sur Netflix. Loin de pleurer la fuite de l’audience des salles de cinéma, il a décidé d’aller la chercher sur son canapé. Blick l’a rencontré en marge du GIFF à Genève, dont il était l’invité d’honneur, pour parler de son rapport aux grands et aux petits écrans, au streaming et à la critique.
«Copenhagen Cowboy» est votre deuxième série, après «Too old to die young» en 2019, à voir sur Prime Video. À l’inverse, votre dernier film au cinéma, «The Neon Demon», date de 2016. Les plateformes de streaming sont-elles votre nouvel espace de liberté artistique?
En tournant «Only God Forgives» (ndlr: sorti en 2013), je voyais déjà bien que le cinéma était sur le point de changer radicalement et nos habitudes aussi. Au même moment, Netflix a commencé à émerger. J’ai senti que l’écosystème du cinéma allait se désintégrer, que l’accessibilité aux contenus et les évolutions créatives allaient supplanter le cinéma, mais aussi la télévision traditionnelle. Après «The Neon Demon», j’ai commencé à observer mes enfants, qui utilisaient les réseaux sociaux comme un cadre narratif bien plus innovant que le cinéma ou la télévision. J’ai fait ma première série avec une question en tête: qu’est-ce que je ne pouvais pas faire jusqu’ici? Au cinéma, c’est faire long. Donc j’ai décidé de faire un film de 13 heures. Et c’est comme ouvrir une boîte de Pandore. On se demande ce que signifie le mot «contenu», quels sont les prochains cadres narratifs qui nous seront offerts. Je trouve que le streaming est très intéressant de ce point de vue-là, même si lui aussi commence à stagner. Mais le cadre narratif n’a toujours pas été arrêté, il y a des opportunités de créer de nouvelles choses. Et au bout du compte, ce qui m’attire, c’est la créativité. C’est comme ça que je me sens vivant.
D’où vous vient ce goût pour le petit écran?
Contrairement à mes amis dans cette industrie, je ne suis pas un cinéphile au départ. J’ai grandi avec la télévision plus qu’avec des films. Quand j’avais huit ans, ma famille a déménagé de Copenhague à New York. C’était comme aller d’une petite ville vers une autre galaxie. Et le plus gros changement pour moi, à part lever la tête pour regarder les gratte-ciels, c’est que les Américains avaient énormément de chaînes de télévision. L’idée de pouvoir contrôler les images avec une télécommande, que chacune d’entre elles soit une expérience, m’a amené à m’y intéresser.
Les plateformes de streaming explosent, dans le même temps la fréquentation des cinémas chute. Pensez-vous qu’ils vont disparaître?
Non. Je ne crois pas en ce scénario catastrophe. Tout dépend de ce qui est projeté en salle et des appétences du public. En revanche, le cinéma sera forcément mis à l’épreuve, parce qu’il est sain de mettre la norme à l’épreuve. Le problème principal, c’est que le cinéma n’est plus aussi intéressant qu’avant, à plein de niveaux. Bien des supports sont devenus plus avant-gardistes, plus représentatifs d’une contre-culture. Nous retournerons tous au cinéma lorsqu’il redeviendra dangereux, qu’il redeviendra une expérience qui vient parasiter les algorithmes. Est-ce que je me sens triste chaque fois que je passe devant une ancienne et belle salle de cinéma transformée en supermarché? Bien sûr, parce que je reste persuadé que plusieurs personnes qui partagent la même expérience est la chose la plus satisfaisante qui soit. Mais ce n’est plus la seule expérience possible aujourd’hui et ça ne devrait pas l’être. L’industrie cinématographique est en chute libre, mais c’est excitant.
Est-ce que produire une série pour un écran plus petit que celui des salles de cinéma change votre manière de travailler?
Non, et d’ailleurs, je pense que séparer le cinéma de la télévision est un mythe, surtout aujourd’hui. Quand vous faites quelque chose, cela doit pouvoir être vu sur un iPhone ou sur un écran géant et fonctionner dans tous les cas. C’est assez libérateur. La question à poser est celle du besoin de contenu. Pourquoi en faire encore alors qu’il y en a tellement? Il y en a tant que certaines plateformes de streaming ont même inventé la possibilité de regarder en accéléré. Je trouve ça très ironique. On dirait de la nourriture de fast-food, mais avec zéro calorie. Et si le contenu ne pèse rien, alors il n’a aucun sens. Il ne fait que voler du temps, à une heure où le temps est très précieux, car on ne le récupère jamais. Donc, je pense qu’aujourd’hui, le contrat qui lie un créateur de contenu à son audience, c’est celui de respecter son temps. Si vous demandez du temps au public, vous devez lui offrir une expérience en échange. L’existence même du cinéma et de la télévision est basée sur le fait qu’ils sont des expériences.
Vous avez qualifié votre série «Too old to die young» de «film de 13 heures». Qu’est-ce que ça veut dire? Que vous vous êtes affranchi des normes du format sériel?
«Too old to die young» était une extravagance de 13 heures. Avec «Copenhagen Cowboy», je me suis rapproché de ce qu’on attend d’une série, notamment avec l’idée que ça puisse exister en plusieurs saisons. Mais beaucoup de gens vont vous dire ce qu’il faut ou ne faut pas faire quand vous créez, alors que personne ne sait rien jusqu’à ce que ce soit fini, et qu’il y a aujourd’hui une audience pour tout. Des gens font des vidéos YouTube dans lesquelles ils ouvrent des colis et sont regardés par des millions de personnes. Donc j’ai toujours trouvé ça étrange qu’on me dise que j’avais raté ceci ou cela. Comment pouvez-vous le savoir? Comment pouvez-vous être aussi intelligent? Si on crée avec sincérité, personne ne peut nous l’enlever. C’est d’ailleurs ce qu’on devrait apprendre aux jeunes générations, plutôt que des normes ou des formats. Ce qui fait que la création dans les médias de masse est excitante, c’est précisément qu’il n’y a plus de règles ni de normes.
«Copenhagen Cowboy» suit une jeune femme, Miu, qui traîne dans les bas-fonds de Copenhague. Comment est née cette série?
Comme tout, avec une idée. Une idée qui devient ensuite une création. Il se trouve que j’étais bloqué au Danemark à cause de la pandémie, donc j’ai décidé de tourner là-bas, ce que je n’avais pas fait depuis des années (ndlr: depuis le troisième volet de «Pusher» en 2005). Cela s’est révélé très plaisant. Netflix m’a beaucoup soutenu et tout est allé très vite. J’ai passé cinq mois à écrire la série, puis huit mois à la tourner.
Qu’est-ce que vous vouliez raconter avec cette histoire?
Je ne suis pas un politicien, je n’ai pas de programme. Je fais simplement ce que j’aime faire. Je trouvais intéressant de créer un personnage principal féminin fort, qui serait une réminiscence de plusieurs de mes personnages précédents. Miu est comme une extension de ce que j’avais commencé avec «Valhalla Rising» et réinventé avec «Drive» ou «Only God Forgives». Je voulais aussi faire quelque chose que mes filles allaient avoir envie de regarder.
Justement, votre cinéma est rempli de personnages masculins à la virilité parfois exacerbée et encombrante. Pourquoi choisir cette fois de prendre une femme comme protagoniste?
J’avais l’impression que c’était le bon moment. Vous savez, je suis entouré de femmes, et de femmes fortes (ndlr: Nicolas Winding Refn a eu deux filles avec sa compagne, Liv Corfixen, qui est aussi la productrice exécutive de «Copenhagen Cowboy»). Donc c’était une évolution logique pour moi de filmer pas seulement un personnage féminin, mais une héroïne. Il y avait l’idée de créer ma propre super-héroïne avec des pouvoirs surnaturels. C’était à la fois très excitant et ça reflétait bien ce que moi, mes enfants ou leur entourage, nous pouvions ressentir. Tout le monde a besoin de modèles. J’ai engagé des autrices pour écrire la série avec moi et j’ai adoré cette collaboration.
Est-ce que vous vous êtes senti parfois incompris par la critique?
Encore une fois, je ne suis pas un politicien, je ne demande pas votre suffrage. Ce ne sont que des opinions et Internet en est rempli. Les gens écrivent des critiques de restaurant sur Yelp mais ce ne sont que leur opinion. Avant, la critique était importante, car elle avait un effet sur la distribution des films. La révolution numérique signifie aujourd’hui l’accès plein, entier et immédiat au contenu, donc ce n’est plus le cas. Vraiment, vous seriez étonnés de voir ce que les gens regardent et trouvent intéressant en ligne. Garder ça en tête est pour moi libérateur, excitant. Très chaotique aussi, mais je crois que cela prouve que la seule chose importante aujourd’hui, c’est de créer avec son cœur, d’avoir un point de vue affirmé. Personne ne peut avoir une opinion là-dessus et c’est la seule manière d’exister.