À quelques jours du coup d’envoi de la Coupe du monde de football, une question reste encore dans toutes les têtes: pourquoi donc l’avoir organisée au Qatar, pays minuscule sans culture sportive ni démocratique, sans infrastructure et sans météo convenable pour tenir un tel événement? La réponse est apportée par la très riche et palpitante série documentaire «FIFA Uncovered», diffusée sur Netflix à partir du 9 novembre. Et contrairement aux idées reçues, elle ne se limite pas à des enveloppes de billets qui auraient été déposées dans des chambres d’hôtel avant le vote de l’attribution du Mondial. Les quatre épisodes réalisés par le Britannique David Gordon, champion du documentaire sportif, montrent au contraire que cette attribution n’est que l’aboutissement logique de décennies de malversations en tous genres.
Collusion avec les régimes totalitaires
Dès le départ, en réalité, la FIFA a frayé avec les pires régimes politiques de la planète. C’est à partir de 1974 que la Fédération, créée en 1904, se professionnalise. Et dès 1978, la Coupe du monde est organisée en Argentine, alors sous la coupe d’une junte militaire qui tue et torture le moindre opposant. «FIFA Uncovered» rappelle que déjà, à l’époque, une campagne de boycott avait été lancée, en vain. Et les arguments utilisés par João Havelange, le président brésilien élu à la tête de la FIFA en 1974, semblent curieusement familiers: «J’ai maintenu la Coupe du monde en Argentine car c’était du sport, pas de la politique.»
Comme le résume le journaliste Ken Bensinger, auteur d’un livre-enquête sur le sujet et interrogé dans la série Netflix, «le monde du sport préfère être acheté par des régimes qui bafouent les droits humains plutôt que d’utiliser sa visibilité pour les dénoncer. L’Argentine a écrit le mode d’emploi pour ces régimes.» Qatar inclus.
Un président forcément corrompu?
«FIFA Uncovered» décrypte également les systèmes de vote intrinsèques à la FIFA qui, tous, encouragent sinon la corruption généralisée, du moins les largesses financières. Chaque pays membre disposant d’une voix pour élire le président de l’organisation internationale, celle d’un petit pays comme Trinidad-et-Tobago vaut autant que celle d’une grande nation du football comme le Brésil. Dès lors, il est plus avantageux pour un candidat à la présidence de la FIFA de promettre des investissements à une multitude de pays en développement que de convaincre les «gros» membres sur un programme solide. Et plus avantageux encore de garantir carrément… l’organisation d’une Coupe du monde.
En 1998, le Suédois Lennart Johansson est opposé au Suisse Sepp Blatter, jusqu’ici directeur général de la FIFA, pour en prendre la présidence. Le premier fait un discours de dix minutes sur, notamment, l’assainissement de la gouvernance de la Fédération internationale. Le second se contente de promettre une Coupe du monde en Afrique. Une stratégie qu’il assume pleinement face caméra sur Netflix.
Ce qu’ajoute un ancien proche de Lennart Johansson, c’est que le président de la très puissante CONCACAF (la confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes), qui représente plus de 30 voix sans un seul grand pays du football dedans, a approché le Suédois pour réclamer de l’argent contre son soutien. Et le refus qu’il a essuyé n’a sûrement pas été étranger à la défaite de Johansson…
Le rôle majeur de la Confédération nord-américaine et caribéenne
Ce président de la CONCACAF, c’est Jack Warner. Et il est sûrement l’un des personnages les plus fascinants (et donc les plus corrompus) de toute cette affaire. Pendant des années, Warner a fait la pluie et le beau temps à la FIFA et brassé des millions. Trois ou quatre ans après l’attribution de la Coupe du monde 2010 à l’Afrique du Sud, conformément à la promesse de Blatter, on découvre qu’un virement de 10 millions de dollars a été fait par le gouvernement de Pretoria à Jack Warner. Officiellement, il s’agit de soutenir la diaspora africaine dans les Caraïbes. Dans les faits, un million de dollars a été reversé à Chuck Blazer, le secrétaire général de la CONCACAF et bras droit de Jack Warner. Les neuf millions restants n’ont jamais été investis là où ils devaient l’être.
La série documentaire raconte un autre épisode, moins coûteux mais plus choquant encore. En 2006, l’équipe de Trinidad-et-Tobago est miraculeusement qualifiée pour la Coupe du monde organisée en Allemagne. Jack Warner étant lui-même trinidadien, les joueurs négocient directement avec lui leurs gains commerciaux et leur prime de qualification. Ils découvriront une fois sur les pelouses européennes que l’homme n’a tenu aucune de ses promesses et a prévu une gratification de… 800 dollars par tête. Les footballeurs qui expriment leur mécontentement ne seront jamais réengagés par leur club d’origine.
Le business avant le foot
Les modes d’élection des responsables de la FIFA sont tels qu’ils ne peuvent aboutir qu’à une chose: placer aux postes les plus hauts des businessmen, volontiers également politiciens, plutôt que des passionnés du ballon rond. Havelange, comme Blatter, ont ce même profil. Le premier sera longtemps personnellement arrosé par Adidas pour assurer à la marque les droits télévisés de la Coupe du monde. Le second, après avoir été le bras droit du Brésilien, parviendra à le faire tomber en lui mettant ses pots-de-vin sous le nez… et sera ensuite lui-même accusé d’en toucher et d’en verser.
«FIFA Uncovered» montre aussi qu’à plusieurs reprises, les tentatives de renverser la table n’ont pas abouti. L’avocat suisse Michel Zen-Ruffinen, bien connu du côté du FC Sion, a bien essayé en 2002, après avoir dénoncé le «système Blatter». En vain. Alexandre Wrage, l’une des membres du comité d’éthique créé en 2011, alors que la FBI enquête sur la FIFA et que celle-ci veut montrer qu’elle fait des efforts, explique face caméra qu’il ne s’agissait que d’une mascarade et qu’elle a préféré démissionner.
Des témoignages à visage découvert sur le Qatar
Les deux derniers épisodes de «FIFA Uncovered» se concentrent plus spécifiquement sur l’attribution de la Coupe du monde au Qatar. L’un des auteurs du rapport sur la candidature du pays explique que son document n’a jamais été lu par la plupart des 24 membres du comité exécutif chargés du vote.
Phaedra Almajid, ancienne membre du comité de candidature qatari, et l'une des principales lanceuses d’alerte de ce scandale, raconte une nouvelle fois devant les caméras de Netflix que des enveloppes de billets contenant chacune 1,5 million de dollars ont été données aux trois membres du comité exécutif représentant le continent africain. Un échange qui s’est déroulé à Luanda, en Angola, dix mois avant le vote pour l’attribution de la Coupe du monde.
Cette corruption est vigoureusement niée dans le documentaire par le secrétaire général du comité de candidature qatari, Hassan Al Thawadi. Qui en profite d’ailleurs pour verser une larme en évoquant de basses attaques racistes. Mais «FIFA Uncovered» n’est pas là pour diaboliser le pays du Golfe. Au contraire, il ressort de ce visionnage passionnant mais (très) déprimant que la responsabilité de la situation ubuesque de la Coupe du monde 2022 n’est pas celle d’un État, aussi dictatorial soit-il, mais bien celle d’un système trouble, qui a préféré abandonner le sport pour l’appât du gain.