Racisme et management toxique
Une enquête révèle les coulisses scandaleuses de la série «Lost»

Un livre-enquête explosif sur les dessous peu reluisants de Hollywood paraît cette semaine. L’autrice s’y attaque notamment à la cultissime série «Lost», dont le tournage et l’écriture ont été chaotiques.
Publié: 05.06.2023 à 20:40 heures
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Dernière mise à jour: 05.06.2023 à 21:11 heures
D'après un livre-enquête sorti la semaine dernière, les conditions de tournage étaient scandaleuses.
Photo: ABC
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Margaux BaralonJournaliste Blick

Attention, cet article contient quelques spoilers des premières saisons de «Lost».

Voilà treize ans que «Lost» s’est achevée avec l’un des derniers épisodes de saga les plus controversés de tous les temps. Treize ans que la série a marqué un tournant dans l’histoire du petit écran. Incroyablement prenante et surprenante, originale et moderne, elle a tenu en haleine des millions de spectateurs sur six saisons entre 2004 et 2010.

C’est aussi l’une des premières séries de l’ère des réseaux sociaux, chaque épisode étant soigneusement décortiqué, analysé, accompagné de milliers de commentaires sur des forums. Bref, «Lost» a durablement marqué la pop culture. Mais elle a aussi marqué les hommes et les femmes qui ont travaillé pour la porter à l’écran. Et pas toujours dans le bon sens du terme.

Dans un livre-enquête à paraître mardi 6 juin, intitulé «Burn it down», la journaliste Maureen Ryan s’intéresse aux coulisses peu reluisantes de Hollywood, des rapports de pouvoir aux accusations de violences sexuelles, en passant par les affaires de harcèlement et de racisme. L’un des chapitres du livre, dévoilé en avant-première dans «Vanity Fair», se penche plus précisément sur «Lost». La série et ses deux patrons, le créateur et showrunner Damon Lindelof ainsi que le producteur exécutif Carlton Cuse, en prennent pour leur grade.

Le showrunner Damon Lindelof et le producteur exécutif Carlton Cuse.
Photo: Getty Images

La writers room, un boys club raciste

Forte d’une douzaine de témoignages différents, dont la moitié émane de personnes racisées et plus de la moitié de femmes, Maureen Ryan dresse un tableau glaçant des conditions dans lesquelles les épisodes de «Lost» ont été écrits puis tournés. Du côté des scénaristes, l’une d’entre elles, Monica Owusu-Breen, qui a travaillé sur la troisième saison, raconte une ambiance délétère, faite de plaisanteries qui la mettaient très mal à l’aise.

Cette autrice noire parle de «bizutage» et donne plusieurs exemples du racisme décomplexé qui avait libre cours à l’époque. Alors qu’un membre de l’équipe s’apprête à adopter un enfant asiatique, il s’entend dire qu’«aucun grand-parent ne voudrait de petits-enfants bridés». Le seul scénariste coréen est surnommé… «Coréen». Et comme les équipes de ménage utilisent les mêmes toilettes que les auteurs, certains suggèrent de mettre un signe sur la porte pour les réserver aux Blancs.

«On entendait tellement de conneries racistes, et ensuite de rires! C’était affreux», témoigne Monica Owusu-Breen dans le livre. Plusieurs fois, la scénariste quitte la pièce pour ne pas entendre les remarques. «Le problème, c’est que vous ne trouvez pas ça drôle, le racisme», lance l’un de ses collègues à une autre scénariste qui travaille avec Monica Owusu-Breen. Toutes les deux finissent par être virées parce qu’elles ne «s’adaptent pas».

Un management toxique

Le seul scénariste à avoir travaillé sur la première et la deuxième saison, Javier Grillo-Marxuach, décrit la writers room comme un «écosystème prédateur, avec de gros carnivores». Les femmes gardent de l’eye-liner dans leur bureau, pour en remettre après avoir pleuré dans les toilettes. L’atmosphère est celle d’un «boys club» dans lequel elles ne sont ni écoutées, ni considérées, et parfois même punies pour avoir bien travaillé. Comme cette autrice, qui sera privée d’épisode à écrire après avoir hautement contribué à l’un des plus appréciés par les fans. Le producteur Carlton Cuse, auquel Damon Lindelof a fait appel pour l’épauler, s’approprie son travail et la met au placard.

Selon Javier Grillo-Marxuach, Carlton Cuse et Damon Lindelof encouragent et participent activement à cette ambiance de travail douloureuse. Le second, qui a depuis signé des séries aussi acclamées que «The Leftovers» ou «Watchmen», a un principe de vie, qu’il répète à qui veut l’entendre: «La seule chose plus drôle que de frapper quelqu’un en pleine tête, c’est de le frapper encore plus fort quand il demande pourquoi on fait ça.» Un principe qui devient la base de son management.

Disparités salariales

Tous les scénaristes interrogés par Maureen Ryan relèvent par ailleurs que les personnages racisés de la série connaissent bientôt un sort peu enviable, avec des arcs narratifs bien moins intéressants que les personnages blancs. «Il n’y avait aucun moyen de s’en sortir, ils n’aimaient vraiment pas leurs personnages racisés», explique Monica Owusu-Breen. «Tout le monde se fout de ces personnages, donnez-leur juste quelques scènes sur une autre plage», entend-elle en salle d’écriture.

Logiquement, cet état d’esprit se ressent aussi chez les acteurs. Au moment de renégocier les salaires auprès d’ABC, la chaîne qui diffuse «Lost», tous se mettent d’accord pour suivre l’exemple du casting de «Friends». Moins de dix ans plus tôt, celui-ci a obtenu l’égalité parfaite des cachets pour ses six têtes d’affiche. Dans le cas de «Lost», le front commun se disloque. À la fin, les acteurs les mieux payés sont tous blancs. Lorsque quelqu’un soulève ce point auprès de Carlton Cuse, ce dernier lui hurle dessus en le traitant d’ingrat.

«J’étais le mec noir»

Harold Perrineau, qui joue le rôle de Michael, témoigne longuement auprès de Maureen Ryan. Au moment du début du tournage, il est l’un des plus expérimentés du casting. Il sait donc parfaitement «où se trouvent les limites, mais surtout le plafond de verre» pour les comédiens noirs comme lui, explique-t-il. Mais «on avait tous beaucoup d’espoirs avec cette série», qui présente une myriade de personnages d’horizons différents, avec des épisodes construits autour de flashbacks qui permettent de raconter les histoires de chacun.

Harold Perrineau dans le rôle de Michael Dawson.
Photo: Disney General Entertainment Con

Hélas, dès la saison deux, Harold Perrineau déchante. «Il devenait clair que j’étais le mec noir. Daniel Dae Kim (Jin-Soo dans «Lost») était l’Asiatique.» L’écart se creuse par rapport aux personnages de Jack, Locke, Kate et Sawyer, tous blancs, qui occupent beaucoup plus de temps à l’écran. Harold Perrineau raconte avoir soulevé le problème auprès de la production. Il s’entend alors répondre que le public «s’identifie plus facilement» à Kate, Locke, Sawyer et Jack. Lorsque les comédiens font des photos de promotion de la série, les acteurs racisés sont installés au second plan.

«Il m’a traité de raciste, je l’ai viré»

Le comédien revient à la charge en recevant le script du deuxième épisode de la saison 2. À ce moment-là (attention, spoilers!), son personnage, Michael, a perdu son fils, kidnappé par de mystérieux individus. Dans le scénario qu’on lui tend, Harold Perrineau découvre que Michael se demande une seule fois où est passé son enfant, mais pose des dizaines de questions à Sawyer sur sa vie et son ressenti. Il parle alors à Damon Lindelof et Carlton Cuse, explique qu’il est investi dans son travail et fera n’importe quoi pour eux. «Sauf le mec noir de service.»

Quelques jours plus tard, un épisode est consacré à son personnage. Mais Harold Perrineau n’a alors que deux jours de tournage, moins que l’acteur Josh Holloway pour les épisodes centrés autour de Sawyer. «C’étaient des journées de 14, 18 heures. J’ai eu l’impression de les avoir énervés.» Cette impression ne sera pas démentie lorsque Carlton Cuse lui annonce que Michael ne reviendra pas dans la saison suivante. Selon plusieurs témoins, Damon Lindelof aurait dit: «Il m’a traité de raciste, donc je l’ai viré à coups de pied au cul.»

Le showrunner reconnaît avoir «échoué»

De cette phrase en particulier, Damon Lindelof, interrogé par Maureen Ryan dans son livre, n’a aucun souvenir. En revanche, il reconnaît avoir «échoué» dans son rôle de showrunner, qui aurait dû «garantir la sécurité et le confort» des salariés. Le créateur de «The Leftovers» admet qu’il était très inexpérimenté à l’époque.

Concernant le traitement des personnages (et des scénaristes) racisés, là aussi, Damon Lindelof reconnaît avoir simplement reproduit ce qu’il pouvait voir autour de lui. «Évidemment, il y avait une attention disproportionnée portée sur Jack, Kate, Locke et Sawyer. C’est l’une des choses que je regrette profondément depuis des années. Je me disais que tant qu’un ou deux scénaristes qui ne me ressemblent pas et ne pensent pas exactement comme moi étaient dans la pièce, alors tout allait bien. Depuis, j’ai appris que cela pouvait être pire que tout.»

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