Personne ne pouvait se douter de ce qui se jouerait exactement le 1er février 2013. Ce jour-là, aux États-Unis, Netflix lance sa première grosse série originale. On ne le sait pas encore – encore moins en Suisse, où la plateforme n’arrivera qu’en 2014 – mais «House of Cards» est le signe d’un basculement du monde des séries. Depuis, le streaming n’a fait que prendre de l’ampleur, avec une multiplication des sites (Disney+, AppleTV+) et une transformation profonde des fictions proposées.
Avec toutes ces mutations s’est imposée une certitude: celle que les contenus seraient tous accessibles bien plus facilement. Fini les épisodes diffusés à heure fixe à la télévision, qu’on ne retrouve pas ensuite. Avec le streaming, toutes les séries sont là, à portée de clic et de visionnage.
Dix ans plus tard pourtant, il faut remiser ses certitudes au placard. Ces derniers mois ont prouvé que non seulement les plateformes ne garantissaient plus la disponibilité de leurs séries, mais aussi que ces dernières sont, plus encore qu’avant, menacées de disparition.
Des séries originales supprimées des catalogues…
Pour comprendre, il faut se souvenir que les séries se divisent en deux catégories. D’abord, les acquisitions. Des séries produites par les chaînes traditionnelles, comme «Mad Men» sur AMC ou «Friends» sur NBC, et dont les droits sont ensuite achetés par les plateformes pour un temps limité. Ces séries voguent de site en site au gré de l’expiration des droits: «Friends» a longtemps été sur Prime Video, avant de partir sur Netflix, et «Mad Men» est désormais sur OCS, après avoir alimenté le catalogue de Prime Video.
On distingue ensuite les séries originales, qui sont donc commandées et produites par les plateformes. «House of Cards» ou «Stranger Things» pour Netflix et, par exemple, «Willow» pour Disney+. Ce sequel du film de fantasy culte sorti en 1988 (mais si, souvenez-vous, Val Kilmer avait des cheveux longs avec des tresses dedans) a été diffusé sur la plateforme à partir du 30 novembre 2022.
Ce sont bien les séries originales qui nous intéressent. Car le 26 mai dernier, Disney+ a purement et simplement supprimé une cinquantaine de titres de sa plateforme, dont ce «Willow» qui n’avait donc pas six mois d’existence. À la fin de l’année dernière, Warner, la maison-mère de HBO, a fait de même avec plusieurs séries, notamment «Westworld», interrompue brutalement après sa quatrième saison en raison d’audiences décevantes.
… et qui n’existent pas en format physique
Pour regarder la première saison de «Westworld» légalement aujourd’hui (et on ne peut que vous le conseiller, si ce n’est pas déjà fait, puisque cela s’approche de la perfection), il n’y a donc pas d’autre moyen que de l’acheter en DVD ou en Blu-Ray. Tout va bien, cela se trouve facilement en magasin et sur Internet. Mais nombre de séries n’ont pas eu droit à une sortie en format physique. «Willow» par exemple, n’existe pas en DVD. En la rayant de son catalogue, Disney+ l’a fait purement et simplement disparaître.
Si «Willow» n’est peut-être pas la plus grande perte pour les spectateurs et spectatrices, il figure parmi la cinquantaine de titres supprimés des séries plus confidentielles et meilleures. «Y: the last man», série post-apocalyptique adaptée d’un comics, qui imagine un monde où tous les hommes sauf un sont morts sans explication, était extrêmement prometteuse. Elle a désormais disparu.
Les plateformes font des économies
Alors pourquoi les plateformes prennent-elles des décisions aussi radicales? Les raisons sont purement économiques. Alors que leur modèle, que l’on croyait solide, s’essouffle, avec par exemple des pertes d’abonnés, supprimer des séries permet d’alléger les coûts. D’abord parce qu’en gardant un contenu dans son catalogue, chaque site de streaming doit payer des droits de licence. C’est autant d’argent économisé s’il en supprime. Ensuite parce que plus un site propose de contenus, plus sa valeur augmente, et donc plus il est soumis à des taxes sur cette valeur. À l’inverse, en supprimer permet de faire baisser la valeur globale du groupe, donc son niveau de taxation.
Après sa purge de la fin du mois de mai, Disney a indiqué début juin qu’il comptait économiser 1,5 milliard de dollars (1,36 milliard de francs). On admettra volontiers que cela pèse dans la balance. Alors que Netflix connaît aussi des difficultés, qui le poussent notamment à changer ses règles d’utilisation concernant le partage des mots de passe, rien ne dit que la plateforme ne va pas, elle aussi, commencer à faire le ménage.
Inquiétudes pour le patrimoine sériel
Bien sûr, les séries populaires ne sont pas près de disparaître. «The Mandalorian» a encore de beaux jours devant elle sur Disney+, et Netflix ne se débarrassera pas de «Stranger Things» de sitôt. Mais cette décision soudaine n’est pas sans inquiéter. D’abord pour le patrimoine sériel, menacé à l’heure où le DVD et le Blu-Ray n’ont plus la cote. Ensuite pour l’avenir même des futures fictions.
Qu’adviendra-t-il des projets ambitieux et originaux si le critère de l’audience (re)devient le tout premier pris en compte par les plateformes? En 2013, «House of Cards» avait justement couronné la prise de risque d’un énorme succès. Depuis, la créativité a été décuplée dans les séries, portées par des formats et des modes de diffusion différents. Le signal envoyé par les plateformes avec ces suppressions est celui d’un retour en arrière.