Il ne se passe pas un mois sans que les compteurs s’affolent. Sur Netflix, des séries espagnoles inattendues occupent la première place des contenus les plus regardés. Il y a quelques jours, c’était le cas de «Hasta el Cielo», l’histoire de la veuve d’un braqueur qui décide de rejoindre la bande de son défunt mari. Avant cela, «La Petite fille sous la neige», série policière, avait aussi fait un carton. Pendant ce temps, sur OCS, on peut aussi voir «El Inmortal», qui raconte l’histoire vraie de l’un des plus grands trafiquants de drogue de Madrid dans les années 1990. Disney+, de son côté, a commandé sa première production originale espagnole, «Balenciaga». Ce biopic du célèbre couturier devrait sortir l’an prochain. Bref, les séries ibères sont absolument partout.
Elles ne sortent pas tout à fait de nulle part. Les ados des années 2000 se souviennent sûrement d’«Un, dos, tres» et des aventures trépidantes d’étudiants dans une école d’arts de la scène. Un reboot a d’ailleurs été diffusé l’an dernier. Mais la donne a changé. Les séries espagnoles sont indéniablement plus nombreuses. En 2015, il en était sorti 25. En 2022, c’était près de quatre fois plus selon l’ICEX, l’institut espagnol du commerce extérieur. «Cela fait une décennie que plusieurs programmes ont connu un succès remarquable dans bien des pays. Mais le phénomène du streaming a permis de mondialiser très rapidement ce genre de succès, avec une répercussion médiatique sans précédent», explique Teresa Martín Ezama, à la tête de l’ICEX, auprès de «Television Business International».
Le tournant «La Casa de papel»
Netflix a joué un rôle décisif en décidant, fin 2017, d’acheter et de diffuser une série de la télévision espagnole, «La Casa de papel». Cette histoire de braquage rocambolesque a connu un succès fou, alors qu’elle avait été assez mal reçue par le public local lors de sa diffusion originelle sur la chaîne Antena 3. Netflix, qui au passage a redécoupé la série pour séparer la première saison en deux, a permis à «La Casa de papel» d’acquérir une renommée internationale… et de s’offrir trois saisons supplémentaires, produites directement par la plateforme.
L’histoire du Professeur et de ses disciples en combinaison rouge a représenté un tournant. La série a profondément marqué la pop culture. Des manifestants anticapitalistes en Espagne ou au Liban ont repris le masque de Dali que portent les braqueurs dans la fiction. La chanson «Bella Ciao», hymne de révolte italien, a été remise au goût du jour par la première saison et s’entend désormais régulièrement lors de mouvements de protestations, comme celui qui se déroule en Iran depuis l’été dernier.
Mais ce n’est pas tout. «La Casa de papel» a ouvert la porte à de nombreuses autres séries espagnoles. «Élite», autre énorme carton ibère de Netflix, a été vendue lors de sa sortie en 2018 comme la-série-avec-l’acteur-déjà-vu-dans-La-Casa-de-papel, en l’occurrence Miguel Herrán, passé du braqueur Rio au transfuge de classe Christian dans «Élite». Et aujourd’hui, «Hasta el Cielo» avance comme principal argument la présence au casting d’Álvaro Rico… découvert dans «Élite». Ce qui est valable pour le casting l’est aussi pour les showrunners et producteurs. Celui de «La Casa de papel», Álex Pina, a ensuite créé deux autres programmes pour Netflix: «White Lines» et «Sky Rojo». En attendant cette année «Berlin»… un spin-off de «La Casa de papel».
«Au lieu de faire des films, les réalisateurs font des séries»
Bien sûr, les séries espagnoles ont pour elles l’argument de la langue, la deuxième la plus parlée au monde. Indéniablement plus pratique pour s’exporter. Mais le boom s’explique aussi par une industrie audiovisuelle conséquente, qui passe simplement du grand écran au petit. «Traditionnellement, le cinéma espagnol suscite déjà beaucoup l’intérêt» à l’international, note Teresa Martín Ezama. «Maintenant, ce sont les séries.» Sous l’effet notamment d’une volonté politique: en 2021, le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, a annoncé le déblocage d’une enveloppe d’environ 1,5 milliards d’euros pour relancer la production des séries locales après le Covid-19.
«Financer un film est devenu beaucoup plus difficile aujourd’hui parce que c’est très cher», complète Esther Garcia. La productrice sait de quoi elle parle: c’est elle qui a accompagné de nombreux films de Pedro Almodovar. Venue présenter «Mentiras Pasajeras», une série produite par le cinéaste espagnol et son frère, au festival Séries Mania, elle a livré son analyse à Blick. «Les plateformes sont arrivées tout d’un coup. Elles ont apporté des capacités de financement à des réalisateurs qui, auparavant, n’arrivaient pas à monter leurs projets. Au lieu de faire des films, ces réalisateurs-là ont donc commencé à faire des séries. Tout à coup, on a une émergence de talents qui étaient déjà là, mais invisibles. C’est pour ça qu’on a cette sensation d’avalanche, d’autant que les séries touchent au-delà de l’Amérique latine, le marché assez ‘naturel’ pour les productions espagnoles du fait de la langue commune. Les sous-titres et le doublage ont beaucoup joué.»
L’avenir est dans la co-production
Mais l’économie de cette industrie est en perpétuel mouvement. Et les plateformes, confrontées à leurs propres difficultés (Netflix a perdu des abonnés l’année dernière) ne sont plus aussi généreuses. Alors que dans le même temps, «les séries qu’on fabrique sont de plus en plus ambitieuses, fortes, avec des acteurs qui coûtent plus cher. Les co-productions internationales vont probablement devenir la seule façon de financer de gros projets», explique Montse Garcia, directeur de la fiction du groupe audiovisuel espagnol Atresmedia TV, à nos confrères de «Variety».
C’est le cas, par exemple, de la série «The Head», disponible sur Canal+. Pour mettre sur pied ce thriller qui se déroule dans une station polaire, le groupe catalan Mediapro a noué des partenariats avec la plateforme Hulu au Japon et la branche asiatique de HBO. Le tournage s’est déroulé entre les Canaries et l’Islande et on compte au casting la star japonaise Tomohisa Yamashita, des acteurs danois ou britanniques, ainsi qu’Alvaro Morte, le fameux Professeur de… «La Casa de papel» (décidément, on y revient toujours). «Ces alliances permettent aux séries d’avoir une énorme résonance au niveau mondial», résume Montse Garcia.
Rien ne semble donc pouvoir arrêter l’ascension des séries espagnoles. Preuve de leur influence toujours plus grande, elles ont désormais droit à des remakes locaux. «Élite» a été adaptée en Inde et il existe une version coréenne de «La Casa de papel».