La ville française de Marseille est indéniablement un décor de série. Ses petites ruelles ont accueilli le tournage de «Plus Belle la vie» pendant près de vingt ans. Sa corniche caressée par le soleil a également servi de toile de fond à «Marseille», premier programme français développé pour Netflix en 2016. Cette dernière était une catastrophe télévisuelle comme on en a rarement vu: Benoît Magimel et Gérard Depardieu en roue libre, des dialogues dont la vulgarité n’a d’égal que la bêtise, une intrigue politique absurde et des clichés partout. L’arrivée, ce vendredi 7 avril, d’une nouvelle série Netflix tournée dans la citée phocéenne avait donc de quoi faire peur. Que tout le monde (et surtout les spectateurs toujours traumatisés de «Marseille») se rassure, «Transatlantique» est une réussite.
Il faut dire qu’il n’y a pas n’importe qui à la barre. Anna Winger, scénariste américaine installée depuis de nombreuses années en Allemagne, a déjà offert aux sériephiles une superbe saga d’espionnage («Deutschland 83» et ses suites, «Deutschland 86» et «Deutschland 89») et «Unorthodox», magnifique mini-série sur une jeune juive qui échappait à son milieu ultra-orthodoxe. Avec «Transatlantique», l’autrice et productrice fait une nouvelle fois montre de son talent pour raconter des histoires à la fois très spécifiques et universelles, documentées et profondément divertissantes.
L’art de la fuite
«Transatlantique» s’intéresse à un pan méconnu de l’histoire. Entre 1940 et 1941, un homme, Varian Fry, a été chargé par les États-Unis de s’installer à Marseille pour permettre à des intellectuels et des artistes européens menacés par le nazisme de s’échapper. À la tête du Comité américain de secours d’urgence, muni d’une liste de 200 noms, Varian Fry a aidé les peintres Max Ernst ou Marc Chagall, le poète surréaliste André Breton ou encore la philosophe Hannah Arendt à obtenir des visas pour passer les frontières. Depuis l’Espagne ou le Portugal, nombre d’entre eux ont pu rejoindre les États-Unis.
C’est parce qu’elle ne se laisse jamais écraser par une histoire certes tragique que «Transatlantique» est aussi convaincante. Bien sûr, il y a les costumes d’époque, les machines à écrire qui pondent des arrêtés préfectoraux indignes, les interpellations fracassantes de la très zélée police française. Bien sûr, il faut rappeler les atermoiements géopolitiques, notamment la frilosité américaine à l’idée de voir débarquer trop de réfugiés juifs, quand le Royaume-Uni poussait au contraire pour un accueil sans condition. La série n’élude rien de tout ça, mais l’enveloppe dans une sorte de légèreté aventureuse bienvenue, offrant par exemple à ses personnages des intrigues amoureuses qui rappellent les délicieuses comédies hollywoodiennes des années 1930 et 1940.
Des personnages truculents et poétiques
Autour de Varian Fry, dont elle fait un individu discret et élégant, Anna Winger déploie une galerie de personnages truculents. Mary Jayne Gold, pétillante américaine richissime qui dilapide la rente de son paternel pour sauver les gens, Albert, jeune réfugié venu d’Allemagne, Paul et Jacques, deux frères qui travaillent à la réception d’un hôtel et rêvent de prendre les armes contre les nazis et les collabos, ou encore Lisa, qui organise la traversée des Pyrénées à pied.
Passant de l’anglais au français, puis à l’allemand, «Transatlantique» offre de belles partitions à jouer pour ses interprètes internationaux. On reconnaîtra notamment Corey Stoll, vu dans «House of Cards», le toujours très juste Lucas Englander (la série «Parlement») ou Gillian Jacobs («Community»).
Mais Anna Winger en profite aussi, et c’est peut-être son idée la plus audacieuse sur Netflix, pour rendre hommage à l’art jugé «dégénéré» par les nazis à l’époque. Son générique de fin cite sans complexe le cinéma expressionniste allemand, André Breton et sa femme se livrent dans un épisode à un concours de cadavre exquis et le philosophe Walter Benjamin a l’occasion d’expliciter son concept d’«aura» des œuvres. C’est dans ces instants-là, ces pas de côté poétiques au milieu d’une intrigue menée tambour battant, que «Transatlantique» rappelle qu’elle est signée d’une grande autrice.