Inconnue au bataillon il y a encore quelque temps, celle que tout le monde appelle désormais Suzane (avec un seul «n», s’il-vous plaît!) s’est imposée en 2019 avec un titre éponyme. Écrite au moment où elle était encore serveuse dans un bar, la chanson raconte son désir de devenir une artiste accomplie et d’être enfin considérée à sa juste valeur. Un an plus tard, le rêve devient réalité: Suzane sort son premier album «Toï Toï», devient disque d’or et est sacrée «Révélation scène» aux Victoires de la musique.
Depuis, celle qui se définit comme une «conteuse d’histoires vraies» enchaîne les dates et prépare même un deuxième album dont certains titres comme «Clit is Good» ont déjà été révélés lors de ses concerts. Elle est loin l’époque où la jeune Avignonnaise ne faisait que s’imaginer un avenir dans la chanson…
C'est à l'ombre d'un parasol, un peu avant son concert à 18h30 à la scène Véga du Paléo, que l’artiste m’a donné rendez-vous. À peine suis-je arrivée qu’elle m’invite à la tutoyer. Fidèle à son style un peu fou, elle est vêtue d’une robe rigolote: un imprimé façon carte postale avec plein de gens en maillot de bain. Sans oublier ses lunettes de soleil blanches façon Polnareff. C’est sûr, Suzane pourrait être ma pote!
Comment est née «Suzane»?
Ouf... C’est un long chemin et c’est vrai que c’est très dur de synthétiser. Mais déjà, je ne suis pas née Suzane, je suis née Océane, un prénom qui a été choisi par ma maman. C’est moi, qui, plus tard, ai piqué le blaze de mon arrière-grand-mère au moment où j’ai ressenti le besoin d’écrire des chansons et d’aller vers moi-même. Bizarrement, j’ai voulu me choisir un autre prénom pour m’émanciper de cette jeune fille, Océane, qui n’osait pas, qui avait un peu peur, qui écoutait tous les conseils qu’on lui donnait et qui n’allaient pas vraiment vers la destination souhaitée.
Quand as-tu compris que tu avais besoin de ça?
Pour tout te dire, j’ai quitté mon Sud natal il y a huit ans, j’ai pris un train pour Paris et je suis arrivée dans un endroit où je ne connaissais personne. J’ai ensuite travaillé comme serveuse et j’écrivais mes chansons sur le coin du bar. Après, ça s’est enchaîné: j’ai fait des rencontres, puis beaucoup de festivals, la scène…
D’un côté, il y a Suzane qui propose des shows de fou sur scène et Océane, la timide. Ces deux entités sont aux antipodes, non?
Je crois que j’ai toujours eu ces deux personnes en moi en quelque sorte. En fait, Suzane a toujours été là, mais c’était une partie de moi qu’on ne me laissait pas exprimer, tu vois? C’est ce genre de truc que tu laisses de côté parce que la folie, le lâcher prise, on ne veut pas la voir chez les gens.
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Comment ça?
On nous demande d’être carrés, de suivre les règles, d’être droit, d’entrer dans le moule. Moi, je sentais que quand j’étais dans le moule, je me sentais vraiment mal, j’angoissais. La musique, la danse, l’art, ça a été un moyen de m’échapper de ce truc où je me sentais dans un costume qui n’était pas le mien. Ça a été un petit combat, surtout avec des gens qui s’inquiétaient ou qui me disaient comment il fallait être. Mais je crois que cette petite voix intérieure, elle est trop importante et qu’il faut l’écouter. Chez moi, elle criait, donc je ne pouvais plus l’ignorer.
Si je te suis, c’était plus simple d’oser plutôt que de continuer à te cacher…
Exactement. Ça me coûtait plus d’énergie de ne pas m’écouter, de persister à être quelqu’un d’autre et à jouer le mauvais rôle. J’ai préféré mettre ça, dans cette quête vers moi-même. Après je ne dis pas que je me suis trouvée (rires).
Oh mais ça, c’est le travail de toute une vie, je pense.
Ouais, je suis d’accord!
Dans tes chansons, tu abordes des thèmes parfois lourds comme le harcèlement sexuel ou l’homophobie. Est-ce là une façon d’exorciser certaines angoisses?
Je crois qu’aujourd’hui, j’arrive à me dire ça, oui. Tu vois, le premier album, j’écrivais des chansons sans trop savoir d’où ça venait. Même encore aujourd’hui, ça m’arrive de ne pas trop comprendre ces impulsions. Avec le recul, je vois qu’il s’agit souvent de sujets urgents ou d’angoisses que j’ai.
Impossible de ne pas écrire des chansons, alors?
Ah non! Je crois qu’aujourd’hui, si je n’écrivais pas de chansons, ce serait très compliqué de me lever le matin. J’aurais très peur de ce monde. Vivre cette vie où j’arrive à retranscrire ça en musique et le partager avec des gens qui se réunissent autour de ces messages, ça me fait me sentir beaucoup moins seule, beaucoup moins dépitée, beaucoup moins impuissante…
Est-ce que ça veut dire que tu es une «artiste engagée», comme on dit?
Oui, franchement. Je pense qu’on peut le dire.
Alors, l’artiste engagée que tu es, elle répond quoi à ceux qui estiment qu'on ne peut plus rien dire aujourd’hui?
Bah désolée, mais aujourd’hui, on ne peut plus faire des blagues sexistes, par exemple. Honnêtement, j’ai du mal avec cette phrase toute faite du «on ne peut plus rien dire». Ou, dans la même vibe, «on ne peut plus faire des blagues», «on ne peut plus draguer». Écoute, non, tu ne peux plus draguer comme ça dans la rue parce que peut-être que la nana que tu as dans le viseur et qui n’a rien demandé, bah elle a peur. Peut-être qu’elle allait au travail et qu’elle n’était pas prête à entendre un mec qui l’appelle au loin. Je pense que quand on blesse les gens, on arrête. Encore une fois, on ne peut pas tout faire passer sur le ton de l’humour. Il ne faut pas oublier que les mots, ce sont aussi des balles. Des balles qui laissent des traces.
Les mots sont-ils aussi violents que les gestes d’après toi?
Je pense que les mots peuvent parfois être plus violents que les gestes, oui. Les gestes peuvent aussi être blessants, attention. Mais les mots, on a tendance à les laisser passer, c’est plus pernicieux. On laisse des choses pas OK entrer dans notre vocabulaire. Pour revenir à ta question d’avant, je suis de la team qui ose dire que blesser des minorités ne passe plus du tout. Si c’était censé être de l’humour, ce n’était pas drôle.
En parlant d’engagement, tu vas probablement chanter «Clit is Good» ce soir?
(Rires) A fond que je vais la chanter!
Pourtant, sortir ce son, ce n’était pas gagné d’avance, non?
Ah bah non! D’ailleurs là, on le voit, je lutte encore. Le son est sorti et on m’a vite mise sous silence.
Tu parles de YouTube qui a censuré le clip?
Oui. Les algorithmes n’étaient pas trop contents que je parle de plaisir féminin. Après, je n’ai pas envie de pointer Youtube du doigt. Ce ne sont pas eux les méchants mais la société qui n’est pas prête à entendre ce genre de chanson.
Quel est ton ressenti par rapport à ça?
Je trouve ça aberrant parce que comme je le répète encore et encore, on voit des femmes constamment nues sur des pubs pour vendre n’importe quoi. On est constamment sexualisées. Une femme ne peut même plus faire du topless à la plage parce qu’on va l’accuser de vouloir attiser le désir de je ne sais qui. Nous, les femmes, on est utilisées pour faire du fric ou éveiller le désir des autres. Mais quand on parle du nôtre, tout à coup, c’est choquant ou déplacé.
Et ça t’étonne?
J’ai été très choquée quand j’ai sorti «Clit is Good» parce que moi, je vis dans un monde utopique. Je me dis que ça va être génial, que les gens sont prêts pour ça, qu’on est dans une ère où on peut se libérer. On était en mai 68 dans ma tête. Mais en fait, pas du tout.
Est-ce qu’on régresse d’après toi?
Presque, ouais. Quand on sort des «Clit is Good» en 2022 et qu’on est encore censuré, ça fait ultra flipper quand même. Quand on sait que les jeunes peuvent aller plus vite sur un site porno que sur mon clip, je trouve ça assez fou.
Est-ce que tu as pensé à t’autocensurer en écrivant cette chanson?
Si, si, je ne le cache pas. Quand j’ai eu cette chanson qui m’est arrivée en tête, je me suis dit: «Tu vas te faire un peu taper sur les doigts». Mais le fait que je ressente ça était révélateur. C’était très clair qu’en tant que femme, je ne pouvais pas parler de ce que je voulais. Si même moi, je me pose la question de me censurer alors que je ne l’ai jamais fait avec d’autres chansons, c’est qu’on touche à un truc. C’est là où j’ai eu envie de la mettre encore plus en avant, de la chanter à haute voix.
Le tabou du plaisir féminin a encore de longues années devant lui…
Bah quand on sait que le clitoris a été schématisé pour la première fois en 2005, qu’il est entré dans les livres scolaires en 2017 et que même nous, on ne sait pas vraiment dessiner une vulve, il y a un problème…
Moi, je sais dessiner une vulve.
Eh bien pas moi. Tu vois, c’est grave. Et je pense que je ne suis pas la seule. Le problème, c’est qu’on a manqué cruellement de représentations et que du coup, aujourd’hui, ça se ressent dans notre plaisir au quotidien. Dans notre rapport à nous-même, mais aussi avec les autres.
Ce qui est triste, c’est que les hommes, eux, n’ont pas ce souci.
Effectivement, les hommes ont toute la liberté d’y aller. C’est un truc très viril de parler de son plaisir. Un homme qui parle de sexe, même un ado, on va plus facilement dire que c’est naturel. Sans oublier qu’ils n’ont pas de problème à parler de la taille de leur pénis, par exemple. De toute façon, dans la vie, tout est de forme phallique donc bon… On est habitué. Nous les filles, on doit garder le silence. C’est des «démerde-toi toute seule et n’en parle pas» à tout va. Avec «Clit is Good», j’ai eu envie de dire aux femmes qu’elles n’ont plus à avoir honte de parler de leur corps, de leur sexualité, de leur plaisir surtout. Il faut qu’elles ramènent ça au centre de leur vie sans trop se poser de questions.
Autre concert prévu en Suisse: le 10 décembre aux Docks, à Lausanne.