- Comment ça, t’aimerais «rencontrer des Africains»…?
Je comprends Laura, du service de presse de Paléo. Ma demande est un peu déroutante. C’est mon restant de provoc’ juvénile. Il n’empêche que oui, j’aimerais «rencontrer des Africains». Parce qu’ils sont à l’honneur du festival cette année. Et parce que je me dis qu’ils seront certainement plus disponibles et sympas que toutes les grandes stars qui ont balayé les requêtes de notre équipe. Un préjugé, d’accord, mais qui se révèlera largement fondé.
- J’aimerais suivre un groupe d’Afrique de l’Ouest pendant un bon moment. Essayer de m’immerger dans leur réalité, parler de leur musique, de leur culture. Faire un texte un peu différent. Tu vois?
Laura voit. Et trouve l’idée sympa. Je la laisse dans sa fournaise — les portacabines qui abritent les journalistes — et elle me rappelle quelques minutes plus tard. Quelle efficacité. Ce sera BIM, pour Bénin International Musical. Elle me demande si ça me va, j’ai envie de dire «bimgo», mais il y a des fois où il faut savoir se taire.
Comme vous, je ne connaissais pas BIM. Ni le Bénin, en dehors de ce que m’en a raconté mon pote prof qui s’y rend régulièrement avec ses élèves pour construire des écoles avec des fonds récoltés en Suisse. Car le pays — dont à peu près seuls les dirigeants sont riches — a diablement besoin d’infrastructures. Un besoin qu’a bien compris la Suisse, puisqu’elle a lancé en 1981 un programme destiné à soutenir la jeunesse béninoise. Notamment.
Pour vous le résumer en un paragraphe, le Bénin, c’est une république francophone du tiers-monde qui a connu le destin de beaucoup de pays africains. Les colons. Ici, les colons français. L’aventure communiste. La ruine économique et la promesse d’un renouveau démocratique avec l’accès à l’indépendance, le 1er août 1960. Démocratie, il faut chuchoter son nom. Le président, Patrice Talon, également première fortune du pays, avait promis de ne faire qu’un mandat, mais il a rempilé en 2021, remportant l’élection face à une opposition savamment écartée.
BIM sold out au Carnegie Hall
Dans ce contexte politico-économique peu réjouissant, l’aventure du BIM est quelque chose de dingue. De puissant. De fébrile et d’enthousiasmant. C’est ce que j’apprends au gré de mes recherches. Jugez plutôt: ce collectif a réussi à percer un plafond de verre, se produisant dans plus de 20 pays, invité en 2019 par la star béninoise Angélique Kidjo sur la scène du Carnegie Hall à New York. Concert sold out.
Fait peu habituel (du moins pour le béotien que je suis), ce collectif de sept personnes — Jimmy, Yêwhe, Brigitte, Nayel, Emile, Emmanuel et Lionel, parce qu’il faut les nommer — est le fruit de plusieurs sessions de casting. À la manœuvre, un Français. Blanc. Il s’appelle Jérôme Ettinger, il a 44 ans et se définit comme un «producteur globe-trotteur». Il a formé le groupe en les invitant à décliner leurs racines culturelles vaudoues dans des sonorités contemporaines.
Et ça marche? Oui, ça marche. BIM est envoûtant. BIM flanque la banane. BIM est une sacrée claque musicale. Mais BIM génère quand même dans ma tête quelques questions délicates que j’aimerais poser à toute l’équipe. Dans une jolie formule qui semble appartenir à la rhétorique, la production affirme que BIM «redonne au rock et au rap leurs origines vaudou». C’est bien joli, mais est-ce vrai?
N’est-on pas plutôt face à une culture qu’on a tordue pour la rendre «bankable»? Comment mettre en valeur le formidable héritage d’un pays sans l’altérer? Alors que leur dernière chanson, «Abobo», chante la victoire des esclaves face à leurs oppresseurs, des peuples africains face aux colons, peut-on vraiment revendiquer une «victoire» lorsqu’on est produit par un Français qui a façonné un produit d’exportation?
J’espère que Jérôme Ettinger est sympa et qu’il comprendra que je ne lui pose pas ces questions pour chercher la petite bête (car ce qu’il a fait avec ces sept artistes du Bénin est remarquable), mais parce que ces interrogations me semblent intéressantes. Je vais vite le découvrir, car j’ai rendez-vous avec lui au Dôme dans 30 minutes.
La vie un peu folle de Jérôme
S’il devait y avoir des préjugés, Jérôme les fait tomber tout de suite. La personne «au service de», c’est lui.
- Salut Michel, je vais chercher à manger pour l’équipe et je viens vers toi.
On est dans le backstage du Dôme et les Ghanéens de Santrofi balancent leur afrobeat dans un déluge de sons. On trouve un endroit calme. Je mets tout de suite les choses au clair avec Jérôme. Il sourit. Il trouve que les questions sont légitimes. Avant que nous rejoignent Jimmy Belah, le batteur-chanteur, et Nayel Hoxo, la rappeuse du groupe, pour évoquer mes interrogations, j’en apprends un peu plus sur l’homme à la base de BIM.
Jérôme est un type pas comme les autres. A l’âge où la plupart des ados vivent des premiers émois généralement très terre à terre, ce Nantais tombe littéralement amoureux des musiques patrimoniales et des chants polyphoniques: «Tout ce qui vient de la voix me passionne.» Réflexion ethnologique: «Derrière les chants, au gré des nouvelles musiques, on peut deviner les déplacements des peuples.»
A l’aube de sa carrière musicale, le Nantais touche à tout. À l’électro sur son sampleur, un MPC 2000. Aux musiques africaines, surtout. Il apprend à jouer de l’arghoul. Vieille de 7000 ans, cette sorte de clarinette égyptienne à double corps nécessite une maîtrise ardue de la respiration circulaire (il me mime la chose): «J’ai appris avec le prof de Peter Gabriel. Dommage que seules quelques personnes maîtrisent encore cet instrument qui est en train de mourir.»
L’Egypte. Il y fonde son premier collectif: Egyptian Project. Un truc de fou. Jérôme monte sur scène avec le groupe. Il y joue de l’arghoul, bien sûr. Et utilise l’électronique. Ainsi transcendés, les sons patrimoniaux égyptiens font le tour du monde et notamment la scène de Paléo en 2012. Egyptian Project, c’est un projet plus grand que la musique. Jérôme et son équipe se produisent dans les écoles, dans le but de faire de la transmission culturelle. Mais le groupe splitte: «Les musiciens d’origine égyptienne voulaient faire les choses à leur manière, la communication était difficile.» Une mauvaise décision: privé de Jérôme, le groupe tombe rapidement dans l’oubli.
Un Blanc et des Noirs: je déroule les questions
Et BIM, dans tout ça? Le timing est parfait: Jimmy et Nayel nous rejoignent justement pour en parler. Je dégaine ma liste de questions.
Au début du documentaire que vous avez tourné sur BIM, on voit que tu façonnes leur musique, Jérôme. Ils ont d’ailleurs de la peine. Si ces talents avaient voulu percer avec leur musique, le même succès n’aurait jamais été au rendez-vous. J’ai raison?
Jimmy: Toute musique peut s’exporter, mais il faut maîtriser les codes pour que ça passe à l’international. Il faut épurer à certains endroits, rajouter de la complexité à d’autres, et tout ça, c’est le rôle de Jérôme.
Jérôme: Si on avait monté un groupe de pure musique vaudoue, ça aurait pu fonctionner, mais aller vers une musique plus mainstream qui n’oublie pas les fondamentaux, je trouve que la démarche est intéressante. Mon but, en partant au Bénin, ça n’était pas de produire un groupe de musique traditionnelle, mais d’y amener du rock, du hip-hop. Réaliser artistiquement un produit.
Mais bon, du coup, c’est ta démarche à toi.
Jérôme: Pas seulement. Au début de l’aventure, Jimmy et moi nous sommes enfermés des heures à l’Institut français de Cotonou pour débattre du projet. Je ne voulais surtout pas imposer une musique de Blanc. Notre objectif, c’était de démontrer que la musique vaudoue porte en elle les fondamentaux du jazz, du hip-hop et des musiques actuelles. Elle puise ses racines dans l’esclavage. On parle beaucoup du Sénégal, mais après le Ghana, le Bénin est le deuxième lieu de départ des esclaves. Il y a eu plus de deux millions d’êtres humains qui sont partis du port d’Ouidah. Ils ont amené avec eux les rythmes vaudous, les danses et les paroles. Le Bénin, ce petit pays, serait peut-être le point de départ de beaucoup de genres musicaux.
Le fait qu’un Blanc arrive pour faire un casting, ça a créé des discussions entre vous. Au vu de votre passé de pays colonisé, ça a dû vous interpeller.
Nayel: Tu sais, ça n’est rien de nouveau pour nous. Beaucoup de Blancs sont venus s’imprégner de la musique traditionnelle du Bénin. Donc je ne vois pas les choses comme ça. Pour moi, ça apporte un plus, de l’enrichissement. Si je prends la musique traditionnelle du Bénin, les instruments se limitent aux percussions. Le fait d’utiliser des instruments plus contemporains, ça nous permet de nous faire connaître et c’est très bien. Sans cela, ça ne serait pas possible. On a tout de suite compris ça. Tout le monde sort gagnant, car imposer notre musique à l’international, c’est aussi notre but à nous.
Mais ça reste encore la vôtre, de musique? Est-ce qu’on peut fabriquer un produit sans dénaturer une culture?
Jimmy: Non, évidemment, c’est impossible. Mais la base reste. Le vaudou est bel et bien au cœur de notre projet.
Nayel: Exactement. Malgré le rock, malgré le hip-hop. En fait, on ne dénature pas l’idée maîtresse, les percussions, qui représentent les fondamentaux de notre musique.
Mais ça vous est arrivé de dire non à Jérôme? De lui dire qu’il allait trop loin?
Jimmy: Bien sûr! Au début, on a eu de la peine à accepter ses propositions. Mais il était à l’écoute et il avait raison. Ceci dit, là où nous nous sommes imposés, c’est lorsqu’il a voulu mettre des programmations électro. On a essayé une ou deux fois et ça ne marchait pas.
Jérôme: Je voulais faire comme avec le collectif égyptien. Mais quand j’ai vu la puissance des percussions, j’ai compris que ça n’était pas forcément utile. C’était eux qui avaient raison. Il faut dire qu’au départ, je voulais être sur scène avec eux. Mais j’y ai renoncé.
Un Blanc sur scène, vous, ça vous aurait dérangé?
Jimmy: Tu sais, quand tu construis une maison, si tu élèves sa clôture, tu ne verras personne. Et l’autre ne te verra pas non plus. On est là pour défendre ensemble notre culture. Pour sortir le vaudou des préjugés. Qu’un Blanc le fasse avec nous sur scène, je ne vois pas où serait le problème. Je ne sais pas par quelle magie Jérôme nous fait franchir des étapes. Qu’on soit là après trois ans d’existence, c’est dingue!
Là, c'est où? Encensé par toutes celles et ceux qui croisent leur chemin. À commencer par Gordon William, producteur mythique d’Alicia Keys, Lauryn Hill, Amy Winehouse, Carlos Santana et Quincy Jones. Le New-Yorkais qui a produit leur dernier single «Abobo», celui qui parle d’émancipation, estime d’ailleurs que Nayel est la future Lauryn Hill du Bénin. Rien que ça.
Et pour faire tourner encore un peu plus la tête des artistes du BIM, le producteur de Massive Attack, U2 et Björk — qui dit «kiffer» leur musique — est sur les rangs pour produire leur second album.
Mais tout ça, c’est de l’avenir. Il est 23h10. Nous sommes à cinq minutes du concert. Les sept membres du collectif à monter sur scène se sont réunis pour une dernière petite prière vaudoue. Sting est programmé en même temps qu’eux. Pas facile. Dans la foule, je suis super ému de voir Jérôme bosser comme un fou pendant les derniers réglages, de voir ensuite le groupe tout donner devant une audience au début clairsemée, mais enflammée, bientôt rejointe par les festivaliers qui ont décidé de lâcher un Sting un peu terne. Le BIM, lui, a une couleur un peu magique. Le noir. Et le blanc.