La chronique de Quentin Mouron
Ces mots qu’il ne fallait pas prononcer en 2024

De nombreuses voix dénoncent les crimes de guerre commis par Israël à Gaza et dans le reste de la région. Mais, dès lors qu’elles nomment les choses, elles se heurtent à une réprobation et à la censure. Un véritable risque pour nos démocraties, estime Quentin Mouron.
Publié: 27.12.2024 à 12:05 heures
Au moins 45'000 Palestiniens ont été tués à Gaza depuis le 7 octobre 2023.
Photo: Anadolu via Getty Images
Quentin Mouron, écrivain

1er mot: génocide

Il est des mots plus faciles que d’autres à prononcer, surtout dans les grands médias, où l’euphémisme est souvent considéré comme une forme de tact, sinon comme une preuve d’intelligence. Quand il a été clair, dès le début de l’année 2024, que le but d’Israël n’avait jamais été de ramener les otages vivants, mais de détruire un peuple, tenu pour collectivement responsable des crimes commis par le Hamas, un mot a été déclaré officiellement tabou: celui de génocide.

Mot qui a l’énormité du destin, sa froideur implacable et, comme l’écrivait Pasolini, son imbécilité… Génocide. Mot profond entre tous, mot vertigineux. Bien trop grand pour les rédactions! Pour les commentaires d’actualité! Un génocide, nous expliquaient alors les éditorialistes, c’est forcément avec l’accent allemand, ou russe, ou alors c’est armé d’une machette; ça se fait dans les pays communistes, ou dans les pays d’Afrique subsaharienne, ce peut être éventuellement chinois, ou congolais, mais certainement pas israélien, c’est-à-dire occidental. 

Bien sûr, ce n’est pas chouette, ce qu’il se passe à Gaza! C’est même sacrément moche, il y a beaucoup de victimes civiles, nous le savons bien… Hé! Nous sommes des humanistes! Notre petit cœur bat pour tous les Gazaouis, surtout les gosses, qui ne cachent quand même pas tous des centres de commandement du Hamas dans leur cartable, mais tout de même…

«
Nous tenons à votre disposition tout un catalogue d’euphémismes compatibles avec les intérêts de notre allié israélien
»

Tenez, prenez un autre mot: parlez plutôt de «frappes hasardeuses»; essayez «riposte disproportionnée», nous tenons à votre disposition tout un catalogue d’euphémismes compatibles avec les intérêts de notre allié israélien. Et aussi, pour désigner cet allié, un catalogue de périphrases feelgood: une grande démocratie, le dernier rempart contre la barbarie islamiste, etc. 

Vous vous obstinez? Vous parlez de «nettoyage ethnique», comme le font depuis longtemps certains historiens israéliens, et plus récemment des cadres de l’armée? Alors ce n’est pas une simple censure à laquelle vous vous exposez! Ce n’est pas d’être priés d’aller chroniquer ailleurs que vous risquez!

C’est tout le poids de la morale et de l’Histoire, avec sa grande hache (comme l’écrivait Pérec), qui s’abat sur votre cou… «Antisémite!», mot-couperet aussi définitif que glaçant, disqualifiant d’avance tout examen sérieux de la situation, tout rapport de l’ONU ou d’ONG, faisant mentir a priori tous les témoins de l’horreur de Gaza (témoins qui, pour être également des victimes, deviennent immédiatement des suspects), transformant même les juges de la Cour Pénale Internationale en antisémites forcenés. 

2e mot: occupation

Puis il y a cet autre mot louche, c’est-à-dire proscrit: celui d’occupation. Quand les combattants de HTS et leurs alliés ont repris Damas des mains du clan Assad, les Israéliens ont mené des centaines de bombardements sur la Syrie libérée. Puis, ils sont entrés plus profondément sur le plateau du Golan. Il ne s’agit, bien entendu, pas d’une occupation! Hé! Encore une fois, une occupation c’est allemand et habillé en Hugo Boss. C’est la panoplie des lois raciales, c’est le Vel d’Hiv’, ou alors c’est la Crimée.

En Syrie, c’est autre chose… Comme l’explique doctement «20 Minutes»: «En pénétrant dans la zone tampon du Golan, le gouvernement israélien envoie un message à ses voisins.» Une zone tampon! Un message! Presque une promenade de santé, si ce n’est un signe de convivialité. Qui ne rêve de recevoir un message de la part de ses voisins, surtout durant cette période où les jours sont trop courts et les solitudes plus douloureuses? L’occupation de pans entiers du territoire d’un pays par une armée ennemie devient ainsi quelque chose comme la tradition suisse des fenêtres de Noël, censées célébrer l’espoir et la fraternité.

3e mot: criminel

Il y a encore cette expression: «criminel de guerre». Elle désigne volontiers des maréchaux africains à lunettes d’écaille, des généraux russes ployés sous les médailles, des guérilléros aux noms imprononçables, aux revendications brumeuses! Des Birmans au regard cruel! Des Soudanais fumant de sang! Des Haïtiens aux surnoms tragi-comiques! Mais elle ne saurait être utilisée pour indiquer quelqu’un appartenant au camp occidental, pas davantage monsieur Benjamin Netanyahu que monsieur Joseph Biden. 

«
Admettons qu’ils aient parfois la tête dure, la main un peu lourde, mais criminel de guerre! Voyons! Reprenez-vous!
»

Ces gens ne sont pas des criminels de guerre, que diable, ils ne commettent pas de génocide, ni ne le favorisent d’aucune sorte: ils se défendent, parfois de manière un peu fougueuse, nous en convenons. Ils s’oublient! Que voulez-vous? Ils ont l’amour de leur pays chevillé au cœur! Ils sont un peu sanguins! Sanguinaires? Oh! Comme vous y allez!

Antisémite, les bruits de botte, les heures les plus sombres, etc. Admettons qu’ils fautent (après tout, ne sont-ils pas des hommes?), admettons qu’ils aient parfois la tête dure, la main un peu lourde, mais criminel de guerre! Voyons! Reprenez-vous! Le dernier rempart contre la barbarie! Un état démocratique! 

La démocratie en danger

Mais n’est-elle pas en danger, la démocratie, quand on ne peut plus nommer les choses? Quand on ne peut se prévaloir de cette liberté minimale qui est de décrire adéquatement une situation? Au repas de Noël, votre oncle prétend invariablement «qu’on ne peut plus rien dire», voulant signifier par-là qu’il se sent moins libre qu’avant de se foutre de la gueule des Noirs, ou qu’il ne peut plus traiter ses collègues de «grosses fiottes» sans recevoir une note du responsable RH.

Bon. Admettons que les responsables RH soient sensibles! Admettons que la tristesse de votre oncle soit sincère! N’hésitez pas à lui remonter le moral en lui expliquant qu’à moins qu’il ne découpe ses voisins togolais avec une tronçonneuse, ou qu’il vende toute sa famille sur le darknet, il ne risque à peu près rien. 

«
Et pourtant, pour paraphraser Galilée, il y a une occupation, il y a des criminels de guerre, il y a un génocide. Et il en va de notre vitalité démocratique de les nommer
»

Pour les Palestiniens et celles et ceux qui les soutiennent, c’est autre chose… L’opprobre, les insultes, les pressions professionnelles, juridiques… En France, «faire l’apologie du terrorisme» est en passe de devenir l’équivalent du verbe schtroumpfer, et l’Allemagne n’avait pas connu une telle fièvre de répression depuis la chute du mur. C’est-à-dire que ces grandes démocraties vacillent. C’est-à-dire qu’elles cèdent, périodiquement, aux sirènes de l’autoritarisme.

En Suisse, la situation est à peine meilleure. Mais à conditions que les éditorialistes s’en tiennent à de prudents euphémismes, que les manifestants n’occupent pas trop longtemps les universités, sinon c’est la plainte pénale, et toujours les injures baveuses aux lèvres. Et pourtant, pour paraphraser Galilée, il y a une occupation, il y a des criminels de guerre, il y a un génocide. Et il en va de notre vitalité démocratique de les nommer. 

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la