Chronique par Quentin Mouron
Non, les Suisses n’ont pas le sens du compromis

Les Suisses aiment se prévaloir de leur sens du compromis, qui les distinguerait des Français et des Américains. Or, ce serait largement un fantasme, selon notre chroniqueur.
Publié: 13.12.2024 à 11:51 heures
Les affiches des différents partis politiques lors des votations cantonales et fédérales témoignent bien de ce clivage gauche-droite.
Quentin Mouron, écrivain

Le patriotisme, c’est comme un raton-laveur ou une fouine: ça se nourrit de tout, mais surtout de n’importe quoi. En France, un nouveau gouvernement tombe, après des mois de chaos politique. En Suisse, nous ricanons. Mieux: nous pavoisons! Bien entendu, cela n’arriverait pas chez nous! Il faut pour cela une ADN politique de sauvages, regardez-les, à se hurler dessus, si imbécilement campés sur leurs position, incapables de faire des compromis. Le mot est lâché, immense, magique. Et cette certitude, répétée à l’envi par les éditorialistes: en Suisse, nous savons faire des compromis.

Nous en retirons une fierté indicible. Notre sens des compromis nous met au cœur le même baume qu’à certains Turcs une marche militaire devant le mausolée d’Atatürk ou qu’à certains Algériens le succès d’une pâte à tartiner. Nous ne sommes pas comme les Français, toujours suspects de bestialité et d’émeutes. Nous, nous savons discuter! Voyez plutôt ces communes où une poignée de conseillers municipaux sans étiquette parviennent à s’entendre sur l’organisation d’une fête de lutte ou du loto, et tout le monde rigole, et on se tape sur le dos, comme cela sent bon le sens commun, le réalisme. Ouf! Comme on respire! Ce n’est pas français! 

Des tapes dans le dos et des verres de Chasselas

Mais aux autres échelons? Je veux dire, dès que l’on quitte l’organisation d’une foire ou des brandons, où trouvez-vous des traces de compromis? N’est-ce pas plutôt le même jeu des alliances que chez nos voisins, sinon que nous parvenons toujours à former deux blocs au lieu de trois? Et quand le bloc de gauche domine l’exécutif d’un canton, que reste-t-il à la droite? Et quand la droite domine le Conseil Fédéral, comme cela a toujours été le cas, où voit-on fleurir des politiques de gauche? Et quand le parlement décide de reprendre sans examens les thèses de l’extrême-droite israélienne, pour couper le financement aux réfugiés palestiniens, que reste-t-il de l’art de la discussion et du compromis?

Certes, le jeu des alliances permet aux candidats les plus mous de s’imposer, si bien que les exécutifs amalgament généralement les socialistes et les libéraux les plus centristes, et même quelques UDC joviaux, certes préoccupés par le « wokisme », mais pas trop racistes non plus. Il en résulte l’illusion que tout peut se régler avec des tapes dans le dos et des verres de Chasselas... Malgré cela, il est bien clair que nous ne possédons pas davantage cet introuvable art du compromis que nos voisins.

Brutale par essence

Voyez plutôt les Vaudois: que reste-t-il de la gauche de gouvernement depuis que l’Alliance de droite s’est imposée? Je mets au défi n’importe qui de me dire ce que fait madame Ruiz en ce moment, ni si monsieur Vanizelos est encore vivant. Quant au Conseil fédéral, les ministres socialistes sont si discrets qu’ils donnent l’impression d’être perpétuellement en train de s’évaporer, madame Baume-Schneider, présentée un temps comme une ancienne marxiste révolutionnaire, a atteint son pic de gloire au moment où elle a été contrainte (par la majorité de droite) de faire une mauvaise campagne contre les retraités.

Il n’y a pas de compromis, et il ne saurait y en avoir. La politique, dès lors qu’elle s’élève au-dessus de l’échelon communal, est une lutte qui n’a rien ni d’une garden party ni d’une réunion de contemporains. Elle est brutale par essence puisqu’elle touche de près à la brutalisation des gens, et que tantôt elle l’aggrave, tantôt elle l’allège. Nous ne sommes pas, même en Suisse, arrivé à ce «dimanche de la vie» dont parle Raymond Queneau. Les pouvoirs exécutifs et législatifs ne sont pas dans cet état d’irénisme confinant à l’imbécilité, et qui nous distinguerait des grands méchants Français. Nous vivons, nous aussi, dans un pays profondément conflictuel. Et c’est sans doute mieux ainsi. 

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