Posséder sa maison ou son appartement devient un privilège rare et n’est pas seulement un problème économique. Il est d’abord politique. C’est un phénomène qui concerne la Suisse, mais aussi tous les pays riches: l’accès à la propriété devient toujours plus difficile. Acquérir son chez-soi n’est à la portée que de 20-30% de la population en Suisse.
Cela peut étonner dans un pays riche et qui prétend - à tort- être égalitaire. En cause, la cherté de l’immobilier et un durcissement exagéré des conditions de crédit par les banques. Ce n’est pas un mince problème. C’est même le premier sujet de mécontentement dans les pays développés, devant les préoccupations liées à la santé ou à l’éducation, selon un sondage cité le 8 septembre par le «Financial Times».
Un bien immobilier pour la sécurité financière
Posséder son logement est en effet la prévoyance-vieillesse par excellence. Et cette assurance pour l’avenir devient encore plus importante lorsqu’on sait que le 2e pilier ne cesse de s’amaigrir: en 30 ans, les rentes des retraités ont baissé d’environ 30%, à cotisations égales.
Nous touchons donc 30% de retraite de moins que les salariés qui nous ont précédés de trois décennies, pour une contribution similaire. Ceci, en raison de la réduction du taux de conversion du capital en rentes, et du rendement souvent bas versé sur les avoirs, car le reste doit aller aux provisions pour longévité. D’où l’importance accrue de posséder un bien immobilier pour sa sécurité financière.
Mais aucun parti politique n’a pris la mesure de la détérioration des possibilités d’achat pour le plus grand nombre, ni œuvré sérieusement pour faciliter l’accès à la propriété. C’est pourtant aussi important que de lutter pour des loyers abordables, et cela devrait préoccuper la gauche autant que la droite.
En échouant à prendre en compte l’évident besoin de la population de pouvoir épargner et vivre une retraite décente, on contribue à concentrer la richesse dans les mains d’un nombre toujours plus petit de propriétaires immobiliers et on accentue fortement les inégalités de patrimoine. Inégalités qui se sont déjà fortement creusées, en Suisse. En 2022, les 1% les plus riches de Suisse possédaient huit fois plus de fortune que les 50% les plus pauvres. Cet écart était de quatre fois en 1990, c’est-à-dire deux fois moins grand. Concernant l’écart entre les 10% les plus riches et les 50% les plus pauvres, il est passé de 11 à 17 fois entre 1990 et 2022.
Des loyers toujours plus chers
Le renchérissement des loyers (de 5% depuis 2022) fait aussi partie du problème. Non seulement il réduit le revenu disponible des locataires, mais, avec l’envolée des primes maladie et d’autres effets de l’inflation, il ne leur permet pas d’économiser pour espérer devenir un jour propriétaires. Il faut toujours plus de capital pour acheter un bien, même modeste, et la cherté ferme la porte à des catégories qui, une génération auparavant, avaient les moyens d’épargner. Ce qui explique qu’en Suisse, il y avait 38,4% de propriétaires en 2015, contre 35,9% aujourd’hui, selon les statistiques officielles.
Acquérir un logement d'un million de francs nécessite 200'000 francs de fonds propres et un salaire annuel d'au minimum 176’000 francs. Pour un appartement en périphérie lausannoise, il faut aujourd’hui deux fois plus de revenus qu’en 2011. Sans parler des maisons individuelles, qui sont en train de devenir un véritable produit de luxe. Cette barrière toujours plus haute à l’acquisition attisera tôt ou tard le mécontentement social. En empêchant les jeunes générations de la classe moyenne inférieure de se constituer un patrimoine et d’avoir quelque chose à léguer à leurs enfants, on élargit le fossé entre possédants et non possédants.
L’insatisfaction la plus élevée concerne les 25-49 ans dans les pays de l’OCDE, selon le sondage précité. Il est aisé de voir où se situe le problème, en particulier en Suisse: quand les taux d’intérêt augmentent, comme ils l’ont fait ces dernières années, cela se traduit volontiers par des taux hypothécaires plus élevés (et des loyers plus chers).
Mais à l’inverse, quand les taux d’intérêt sont restés très bas durant les longues années qui ont précédé, cela ne s’est pas traduit par des conditions de financement avantageuses pour l’achat immobilier. Au contraire, les banques ont durci leurs conditions vis-à-vis des candidats aux hypothèques. Si bien que quand elles affichent des taux hypothécaires alléchants de 1% en vitrine, elles appliquent au client un taux de 5% (le fameux taux théorique de calcul de la capacité financière).
Seuls les clients fortement dotés en capital ont profité de taux de 1%, et en particulier les gros institutionnels. Et comme les banques et la FINMA (régulateur financier) refusent d’assouplir ces conditions, ce sont les Etats, comme cela est actuellement discuté à Genève, qui sont tentés de se substituer à la bonne volonté des banques et de prêter aux primo-acquérants les deux tiers des fonds propres, ou de se porter garants. Histoire de dispenser les banques qui ne souhaitent courir aucun risque, ou alors un risque minimal, avec les acheteurs peu dotés en capital. En revanche, les banques acceptent de courir des risques bien plus élevés (comme en attestent les pertes vertigineuses de Credit Suisse) sous l’œil relativement conciliant de la FINMA, lorsque lesdits risques sont plus rémunérateurs.
Des pistes pour compter plus de propriétaires
Et si on responsabilisait socialement les banques au lieu d’étatiser le financement immobilier? Il doit être possible de prêter à des conditions plus souples, qui reflètent mieux les conditions du marché plutôt que les politiques internes de risque. Les acheteurs immobiliers représentent une prise de risque raisonnable, dans l’absolu, par rapport aux risques pris dans les activités de marché ou de financements d’entreprises.
Un assouplissement même partiel suffirait à faire entrer un pan important de la population suisse parmi les heureux propriétaires, à un coût négligeable pour les banques. Du reste, cela fait partie du rôle de banque universelle, avec un ancrage local, que de soutenir les petits propriétaires, comme devrait l’être le soutien traditionnel au tissu économique constitué par les PME.
Autre piste, qui n’exclut pas la précédente, mais peut s’y ajouter: et si nous réfléchissions au rôle des employeurs dans ce domaine? N’ont-ils pas vocation à faciliter l’accès à la propriété de leurs salariés? Cela ne fait-il pas partie de l’engagement social d’une entreprise, avant même d’aller construire des écoles dans un lointain continent? C’est d’ailleurs une politique qui existe en France depuis 1953. Dans l’Hexagone et jusqu’à ce jour, les employeurs du secteur privé cotisent le «1% patronal», en faveur d’un fonds qui accorde aux salariés des crédits avantageux ou des garanties facilitant l’accession à leur logement.
Il y a 60% de propriétaires en France. Sommes-nous plus intelligents, en Suisse? Certainement pas, puisque nous avons le taux de propriété immobilière le plus bas d’Europe. Autrement dit, les générations futures d’Européens laisseront plus de legs immobiliers à leurs descendants que les trois-quarts des Suisses, privés de cette possibilité pour de mauvaises raisons.
Une problématique pas seulement Suisse
Au même moment, les prix de l’immobilier ont en moyenne plus que doublé en Suisse depuis 2000 (+100% de hausse), alors que le salaire moyen n’a augmenté que de 25% sur la période. Mêmes causes, mêmes effets: comme les banques prêtent volontiers aux acheteurs assis sur des montagnes de fonds propres, ce sont ces derniers – notamment les groupes d’assurances – qui font monter les prix de l’immobilier dans les centres et rendent ces derniers inaccessibles à la majorité.
Une situation qui mécontente aussi au Royaume-Uni, en France, en Allemagne et en Espagne. Aujourd’hui, l’immobilier reste, partout en Europe, plus cher qu’avant la pandémie. Aux Etats-Unis, les prix des maisons ont pris 38% en moyenne depuis l’arrivée de Joe Biden en 2021. Au Royaume-Uni, les prix des maisons représentent huit fois le salaire annuel moyen, soit plus du double de 1997. A cela s’ajoute la rareté des logements disponibles, qui accentue la crise: partout, on ne construit plus assez pour le segment des classes moyennes, nombre de promoteurs privilégiant l’immobilier de luxe destiné à une clientèle ultra-riche, d’après une analyse de l’OCDE.
Une situation qui, à n’en pas douter, nous prépare des problèmes d’ordre politique et social. On sous-estime clairement l’impact de ce mécontentement lié au creusement des inégalités économiques, qui n’est simplement pas géré par le politique, inapte à réglementer pour responsabiliser les banques, les entreprises ou les gros institutionnels, et laissant les déséquilibres s’accentuer dans des économies sans pilote. Au nom de quoi? Serait-ce là l’expression d’une politique libérale, celle qui laisse la «Main Invisible» réguler le marché? Si c’est le cas, alors c’est une très mauvaise interprétation de ce qu’est le libéralisme et des équilibres sur lesquels il repose lorsqu’il est bien géré.
Même une politique libérale n’a jamais signifié la paupérisation des classes moyennes. Elle n’est d’aucun secours à une saine économie libérale: celle-ci a, tout au contraire, besoin d’une masse d’épargnants, de consommateurs et d’investisseurs à long terme pour fonctionner et prospérer, et non d’une classe de paupérisés devenus rentiers du social à la faveur de transferts sociaux toujours plus lourds. Rien de cela ne fait sens en termes économiques et encore moins si l’on veut s’inscrire dans une logique de prospérité bien répartie. Le mécontentement prélèvera un coût politique élevé. Il se traduira dans les urnes, dans le résultat des prochaines votations, à commencer par la Suisse, les Etats-Unis et la France.