Vous savez quoi? Cette semaine, on va se tutoyer, tiens! Faisons comme le géant suédois du meuble en kit. Soyons familiers. Ou infiniment superficiels. Mieux! Totalement infantilisants. Alors, mettons tout de suite les points sur les «I» – préférablement les «˚» sur les «A», dans le cas présent. Ce n’est point contre toi, ne le prends pas mal. Je souhaite simplement que, une fois, nous soyons handicapés… tous ensemble!
Eh bien oui, il y a des us et coutumes, dans le rapport valide/personne en situation de handicap. Ce rapport, d’abord, il est souvent vertical – au profit du valide –, inégal et même, parfois, un tantinet outrecuidant. Une sorte de dogme qui voudrait que la position d’une personne handicapée soit moins enviable que celle d’une personne sans déficience. Rappelez-vous: on appelle cela le «validisme». Et ce validisme légitime, ainsi, une certaine infantilisation. Celui-ci passe, la plupart du temps par une déresponsabilisation de la personne sujette à un handicap et, aussi, par un «tu» de principe. Permets-moi de te l’illustrer, avec ces quelques mots…
«Le jeune homme, qu’est-ce qu’il souhaite boire?»
C’était il y a à peine plus d’une semaine. Dans le restaurant qui tangente les bords du lac de Neuchâtel, une ambiance volontiers plaisante. Partout où mon regard s’égare, des sourires. Frais et authentiques. Une atmosphère qui s’harmonise avec la fin de semaine qui se dessine. Le vin coule à flots. Les papilles frétillent. Dans la verrière, la nuit tombe. Et les chandelles finissent par faire de l’ombre au soleil. Un tableau qui pose le cadre.
À la table 58, un couple de bobos – lunettes rondes, hauts en lin et effluves de patchouli – s’observent langoureusement. Table 60, juste en face, on trouve une famille de cyclistes, et l’on devine immédiatement que la remorque pour enfants, là, juste devant la brasserie, leur appartient. Les fourchettes plantées dans une fondue moitié-moitié, ils se remémorent sans doute déjà des routes escarpées qu’ils ont traversées il y a peu. Le vent. La vitesse. Enfin, à la table 62, je me retrouve, un brin lutin, dans une grande discussion familiale: qui du Saumur ou de l’Anjou accompagnera l’omble chevalier qui trônera bientôt dans nos assiettes?
Le choix est fait: va pour l’Anjou. La serveuse, dont le style punk fait contraste avec l’atmosphère des lieux, vient prendre la commande. Elle questionne chaque convive avec attention, en prenant le soin de valider chaque demande en la répétant cordialement. Vient mon tour. Je m’apprête à lui indiquer mon choix, quand, soudain, l’employée de la restauration se penche, avec discrétion, vers ma voisine de droite: «Le jeune homme, qu’est-ce qu’il souhaite boire?» Elle me vise du regard pour paraître plus précise. «Eh bien, du vin, comme tout le monde!» La tablée éclate de rire. Moi, je ris. Jaune. La punk de service aussi. Malaise.
Prendre de la place pour être invisible
J’ai l’habitude de ce genre d’interaction, par procuration. Et pourtant, à chaque fois, elle me serre les boyaux. Quatre roues, une stature physique figée, un handicap bien visible et, ironiquement, vous devenez invisible. Dénué de toute conscience. Privé de parole, ou, en tout cas, de moyens de communiquer. Une infantilisation brutale. Et, pour les enfants, les parents savent «mieux», c’est bien connu. Et puis, du vin, de l’alcool, pour une personne handicapée, quelle hérésie! Avec tous les médicaments qu’elle ingère, ce serait bien trop dangereux. Et, peut-être, bien trop cliché, tiens!
Je mets mon poing dans ma poche. On ne va pas commencer à faire de la sensibilisation au handicap dans une ambiance aussi plaisante. D’ailleurs, à la 60, les cyclistes sont désormais affalés sur les banquettes en cuir bleu, gras comme des moines. Les enfants, eux, font voler des petites voitures, en attendant le dessert. Des voitures qui volent, voilà une réalité aussi absurde que celle qui se rejoue dans ma tête: «Le jeune homme, qu’est-ce qu’il souhaite boire?» résonne dans mon cortex, caricaturé par une petite voix niaiseuse. Visiblement, mon inconscient, lui non plus, n’a pas digéré le caractère infantile de la scène.
Le poisson finit par arriver sur la table. Il n’a, du reste, plus grand-chose qui fait de lui une poiscaille. La serveuse est là, évidemment. Lorsqu’elle pose l’assiette noire sous mon nez, je lui lance furtivement un «merci Madame», l’air de dire: «Bonsoir, enchanté, comment allez-vous? Si jamais vous avez besoin de me demander quelque chose, je vous prierai de directement passer par moi. C’est plus simple et, en plus, je sais parler… dis-tinc-te-ment.»
Une femme «très attentionnée»
Mais, visiblement, le message subliminal ne passe pas. A-t-elle peut-être un handicap? Toujours en prenant soin de ne surtout jamais m’adresser la parole, sans la moindre demande, elle m’apporte une paille. Mon voisin de gauche relève que «cette femme est très attentionnée». Sans doute, mais, du vin à la paille, parlons-en. Et puis, probablement que, dans une logique libérale, le point de rupture qui fera de l’attention une maladresse sera l’infantilisation.
Arrive le dessert. La serveuse semble vouloir confirmer mon hypothèse. En débarrassant les assiettes, dans la lueur jaunâtre des chandelles, elle me lance sans crier gare: «C’était bon? Tu as aimé ton repas?» «Très très bon, je TE remercie», je rétorque. Une nouvelle fois, me rappelant les voitures volantes à la table d’en face, elle ne semble pas remarquer la différence de traitement surréaliste qu’elle applique à mon égard.
Occupée à adresser la carte des desserts aux cinq convives que nous sommes, pourtant, elle n’en apportera que quatre. «Excuse-moi, j’ai oublié», indique la professionnelle, quelques instants avant de me tendre une carte, différente. Sur celle-ci, des formes, des couleurs, des smarties et une mention, qu’évidemment je ne suis pas censé pouvoir lire, «Kids desserts». Effaré, désabusé, révolté, le regard las, j’observe, devant moi, les bobos amoureux qui se confondent mutuellement en excuses, confus d’avoir heurté la jambe de l’autre en quittant leur table désordonnée par une orgie alimentaire. Ex abrupto, je repense à cette phrase du poète français Michel Chevrier. Dans un recueil de nouvelles, en substance, il écrira: «Les enfants, on ne les croit pas. On devrait parfois.»