Demain, on ressuscite le Christ, Jésus de Nazareth, Juif de Galilée, fils de Dieu. Divine rédemption. Si mystérieuse qu'elle a fini par nous amener à bouffer des lapins de Pâques bas de gamme, durant le premier week-end après la première pleine lune qui suit le 21 mars. Il y a, effectivement, de quoi devenir cloche. Ne me remerciez pas, c'est cadeau...
Il y a de quoi devenir cloche, aussi, quand votre chronique demande la rigueur de s'ancrer dans l'actualité. Ramener l’actu' au handicap, chaque semaine, il va bien finir par y avoir des amalgames douteux. Pour ce nouvel épisode, comme une façon de vérifier mon pronostic, on parlera eugénisme et avortement. Seigneur-Dieu-Marie-Joseph, pardonnez-moi, j'aurais péché en osant le blasphème entre la résurrection du Christ et un droit absolument absolu – mais qui nous fait frémir le Souverain pontife –, celui de mettre un terme à sa grossesse.
Qui rêve d'un enfant handicapé?
Mais, le sujet est encore plus scabreux, si l'on ramène le handicap à l'avortement. Et, c'est ce que j'ai fait en me posant une question: les diagnostics prénataux – ceux-là mêmes qui permettent de diagnostiquer, par exemple, une trisomie –, est-ce que ce n'est pas une sorte d'eugénisme? En effet, qui rêve sciemment, dans sa vie que l’on projette si parfaite, un enfant en situation de handicap? Établir un diagnostic avant la naissance, ce qui peut légitimement justifier un avortement, n'est-il donc pas une façon insidieuse de «supprimer» le handicap congénital?
L'eugénisme, jusqu'à la réalisation de cette enquête, pour moi, c'était un mot ignoble, rattaché aux piètres grandes heures de l'Allemagne nazie. Comme déjà dit, une façon, cette fois-ci assumée, de mettre un terme à moult «races impures». «Dans un premier temps, il faut différencier deux types d’eugénisme, qui est un terme chargé, nuance le Professeur Christopher Newman, médecin-chef au département Femme-mère-enfant du CHUV. Il y a l’eugénisme politique, autoritaire, notamment durant la première moitié du 20e siècle, qui consistait en la stérilisation des personnes handicapées, afin d’éviter qu’elles se reproduisent, puis leur extermination sous l’Allemagne nazie. Et puis, avec le développement du diagnostic prénatal et de la médecine de la reproduction est venu ce que certains appellent l’eugénisme ‘libéral’, qui émane des choix individuels des futurs parents. Par exemple, avec la possibilité de sélectionner des embryons avant leur implantation pour éviter certaines maladies héréditaires sévères.»
Donc, si je comprends bien, avec ma maladie «sévère», j'aurais pu me faire «eugénismiser», et propre en ordre (?). J'ai donc tout naturellement posé la question à madame la génitrice, j'ai nommé «Maman»: «Je te l'ai toujours dit, si j'avais eu connaissance de ta maladie avant ta naissance, n'en sachant rien sur le sujet, j'aurais probablement avorté. Ne serait-ce que pour te préserver de ses conséquences. Cela étant, quand je vois aujourd’hui la manière dont tu composes avec tes limitations, pour rien au monde, je ne voudrais pas que ça change.»
L’eugénisme: encore un projet de société?
Ce que «Maman» ne sait pas, c'est que, de toute façon, en Suisse, le diagnostic prénatal sans antécédents, c'est interdit. En fait, ce que l'on appelle le «dépistage génétique», c'est une procédure qui demande impérativement une autorisation de l'Office fédéral de la Santé publique (OFSP). Désormais, puisque je suis, par définition,«l'antécédent» de la famille, mes ascendants et descendants sont autorisés à se faire tester. «Aujourd’hui, l’avancée technologique permet, aux parents, des diagnostics prénataux précis et ciblés, comme avec la trisomie 21, précise Christopher Newman. C’est effectivement difficile de savoir jusqu’où l’on va dans la recherche d’une pathologie. Il est vrai de reconnaître que cette pratique a la possibilité de réduire les naissances de personnes en situation de handicap, mais je pense sincèrement que ce n’est pas un projet en soi. Ce n’est en tout cas pas un but de société. Cela étant, dans mon travail, je peux observer la diminution de certains diagnostics.»
Une diminution entraînée notamment par les avortements légitimes qui peuvent suivre ces diagnostics qui chamboulent l'existence. Personne ne souhaite un enfant en situation de handicap. Aussi factuel que cela puisse être, j'ai longuement cherché à m'entretenir avec une mère ou un couple qui, à l'annonce du diagnostic, ont fait le choix de renoncer à poursuivre la grossesse. Autant vous dire que, durant plus de dix mois, je n'ai cessé d'interpeler les associations spécialisées, passer des coups de fil, histoire de faire «jouer le réseau»... Autant vous dire que j'ai échoué. Sur la question, le silence est de mise.
Un handicap qui vaut la peine d'être vécu
Un soir, alors, sur le point de ranger boutique, le tintement singulier de Messenger finit par résonner dans la pièce. Sur l'écran s'affichent les mots d'une de mes collègues de la RTS, Marie Riley. D'habitude plus encline à raconter des blagues sur Couleur 3, la Fribourgeoise de 37 ans décide de se confier avec une spontanéité troublante: «Hello, mon fils est né avec une malformation qui a été décelée avant la naissance, mais je n'ai jamais envisagé une interruption de grossesse, même si celui-ci est aujourd’hui décédé.»
Le 23 juillet 2004, Marie accouche de son premier enfant. Prénommé Adam, «car il n'avait pas de nombril». À peine au contact de l’air aseptisé de la salle d’accouchement, le petit lui est immédiatement retiré, substitué par une photo Polaroïd prise au préalable. Mais, pas de panique dans la maternité, la jeune maman de 19 ans le sait: son fils est né avec une malformation, ses intestins s'étant développés à l'extérieur de son corps. À l'époque, la médecine lui assure que cette anomalie est plutôt fréquente et tout à fait maîtrisable. Dans le service pédiatrique de l'Hôpital de Berne, trois mois plus tard, Adam mourra d'une septicémie.
18 ans plus tard, notamment pour lui rendre hommage, sa mère créera «Good Mourning», une société de production «prémortem», dont lʹactivité consiste à laisser une trace à des proches après sa mort. Ces témoignages peuvent prendre diverses formes: écrit, audio ou vidéo. Et lorsque je lui parle de son fils ainé, ma collègue du bout du couloir est catégorique: jamais, ô grand jamais elle n'aurait mis un terme à sa grossesse, y compris si cela devait se reproduire. «Je suis tombée enceinte une nouvelle fois, un an après cet épisode, explique Marie. Mais je n'avais aucune crainte et j'ai refusé tous les diagnostics prénataux. Cet enfant, je voulais le garder de toute façon. Finalement, je comprends toutes les femmes qui font le choix d'avorter après ce genre d'annonce. Par contre, je reconnais que j'aurais préféré avoir mon enfant, malgré ses difficultés, plutôt que de vivre sans lui et qu'il me manque toute ma vie. La seule condition qui aurait pu me pousser à une interruption de grossesse, c'est de savoir que mon enfant souffrirait.»
Cette phrase de Marie, elle me chamboule. C'est précisément cette nuance que j'ai rapportée à ma génitrice, durant notre discussion. J'ai beau réfléchir, penser aux plus lourdes épreuves, je ne peux en aucun cas estimer que ma vie est une souffrance. Juste une réalité, parmi d'autres. Juste une vie que je veux vivre pleinement. Aujourd’hui encore, même si l'avortement m'apparaît comme un droit inaliénable, il m'arrive parfois de remettre en question les diagnostics prénataux proposés dans les maternités. À quoi bon, finalement? La vie d'une personne handicapée, ne serait-ce que pour tout le reste, vaut aussi la peine d'être vécue.