Depuis quelques semaines, on l’aura bien compris, c’est chaud bouillant au foyer de Mancy et à la fondation Clair-Bois, à Genève. On reproche aux deux établissements socio-éducatifs d’avoir couvert des faits de maltraitances sur des résidentes et résidents en situation de handicap divers. Blick vous en parlait encore en début de semaine.
Dans ces établissements, les doléances et accusations sont avant tout dirigées contre les travailleuses et travailleurs sociaux, des éducateurs, des assistants socio-éducatifs. Bref, dans cette histoire, ce sont elles et eux les méchants.
«Je t’aime… moi non plus»
Dans mon histoire, les éducateurs, ce sont aussi eux les méchants. Mais des méchants que j’aime quand même vachement beaucoup. Il y avait Isabelle, bien sûr, mais aussi Rachid, Alexandra, Christelle, Vincent, Alicia, Jean-Marc… Une belle bande de vainqueurs, avec les autres que j’oublie – pardonnez-moi. J’ai fait toute ma scolarité dans une école dite «spécialisée». Au milieu de mes camarades, en situation de handicap, j’ai rencontré un bon nombre de ces éducatrices et éducateurs. J’en ai compté une quarantaine. Et, aujourd’hui encore, similaires à un coronavirus, ils se répandent, dans les villes, dans les campagnes, jusque sous nos fenêtres. Une belle pandémie d’éduc', avec qui j’ai adoré jouer à chien et chat, durant tant d’années. Une sorte de «Je t’aime… moi non plus», sans Gainsbarre et sans Birkin – on a queuté à reproduire son orgasme, bien trop occupés à se tirer la culotte.
Pourquoi? Parce que, d’abord, à 8 ans, difficile de savoir ce que c’est qu’un orgasme. Et puis, aussi (et surtout), parce que, à toujours défendre un modèle bien senti d’autonomie toute relative, sans s’en rendre compte, les éducateurs ont probablement détruit les rêves, les envies et les objectifs de beaucoup de mes camarades. En fait, je crois bien que «mes» éduc' n’ont jamais su comprendre que, les rêves, les envies et les objectifs, c’était, avant tout, leur autonomie, à tous mes camarades. Leur moteur. Leur droit!
Un jour, alors que j’allais terminer ma scolarité, Myriam a souhaité me rappeler, bien ancrée dans son rôle de jeune diplômée du social, que mon handicap était «trop lourd», pour espérer vivre à domicile. Consciemment (ou pas?), elle m’a culpabilisé, en m’expliquant que j’étais tout de même «un peu égoïste» d’imposer ma situation, quotidiennement, à mes proches aidants. Pour Myriam, la suite logique qui appartenait aux élèves de mon acabit, c’était, sans doute, la vie institutionnelle. Et seulement elle.
Peculiaris educatoris
Ce que Myriam ne sait pas, c’est que, quelques années avant son avertissement, un petit peu après avoir compris la définition de l’orgasme, j’ai arrêté de considérer les conseils de mes éducatrices et éducateurs. Parce que, finalement, ce que je leur reproche aujourd’hui c’est de trop avoir cherché à me préserver. De tout. Ainsi, avec pugnacité, j’ai toujours fui les bonnes mœurs des meilleures écoles sociales qui, plusieurs fois, ont failli m’aseptiser, me rendre fragile à la moindre vaguelette de la vie.
À partir de ce jour, on a commencé à jouer, les éduc' et moi. Après rupture de ce contrat de confiance, pourtant précieux – à mon avis –, j’ai observé. Beaucoup. Et, à force de contemplation, j’ai compris comment fonctionne le Peculiaris educatoris, de l’ordre des Socialis operarios. Dans son environnement naturel, généralement des institutions dans les périphéries urbaines, l’éducateur spécialisé préfère balayer devant la porte des autres. La sienne lui faisant probablement bien trop peur.
Vif, hardi et méthodique, il ne se montre jamais sans Birckenstock et n’hésitera pas, devant ses proies préférées, les résidents, à user de son savoir. Pour déstabiliser celles et ceux-ci, il osera la question rhétorique. Particulièrement friand de cafés – qu’il est tenu de comptabiliser sur un vieux bloc-notes quadrillé – et habile dans le contact social, l'«éduc' spé'» saura aussi se mettre à la hauteur de «ses» résidents, enchaînant blagues graveleuses et jeux d’enfants, entre autres intérêts communs. Mais si l’une de ses proies s’écarte du cadre défini, ni une ni deux, attention, son instinct revient et, animé par sa position supérieure, il fera cesser toutes les festivités d’un brutal «Oh, les jeunes!».
La politique du pourquoi
La seule chose que j’ai trouvée pour casser la systémique du Peculiaris educatoris dans son environnement naturel, c’est la remise en question de son comportement. «Pourquoi?», tel est le mot magique pour repousser l’éducateur dans ses retranchements. On entendait presque résonner, à jouer au jeu du chat et de la souris, les trombones drolatiques de la bande-son des dessins animés Warner Bros. «Pourquoi est-ce que l’institution s’obstine à me fixer des 'objectifs' que je n’ai pas choisis?», «Pourquoi est-ce que, lorsque je te confie un secret, sans exception, tu t’empresses d’en parler à tes collègues, qui en feront un rapport qui sera consulté par tous mes intervenants?», «Myriam, pourquoi est-ce que tu devrais me décourager à faire mes expériences – quitte à me briser quelques fois les dents?»
Aujourd’hui, vous savez quoi, les éduc', désormais bien loin de moi, eh bien, je les aime bien. Je les trouve presque un peu rigolos à se persuader qu’ils savent, mieux que quiconque, ce qui est bon pour l’autre. Sans même le lui demander véritablement. Une belle façon, peut-être, d’amplifier, à coups de procédures et d’infantilisation, un handicap déjà existant. Une belle façon qui m’aura appris à contester les choses établies, pour en apprendre davantage.
Et puis, parce que, non, la plupart d’entre elles et eux ne sont pas violents. Sans ce paramètre, certainement n’aurais-je jamais pu les titiller avec des «pourquoi» incessants – qu’ils ont fini par essayer d’anticiper. Pas grave, il y en avait toujours un prochain de «pourquoi». Eh, les éduc'! Peut-être pas de la façon dont vous espériez, vous m’avez, malgré tout, motivé à développer, puis conserver, mon autonomie. Alors, chien ou chat, ou chat ou souris, il faut reconnaître que je vous aime. Bande de truffes.