La scène se déroule sous les yeux d’une vingtaine de journalistes, rassemblés pour une discussion «off» autour du ministre français des Finances dans un jardin ensoleillé d’Aix en Provence, en marge des rencontres économiques annuelles au début juillet. Tranquille, détendu, convaincu que son projet de loi de finances rectificative pour 2022 trouvera une majorité à l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire refuse tout catastrophisme.
Non, le second mandat présidentiel d’Emmanuel Macron n’est pas déjà terminé, comme nous l’avons écrit à Blick. Oui, réformer la France et éviter le total dérapage de ses finances publiques demeure l’objectif. Sourires dans l’assistance. Puis le téléphone portable du ministre sonne. «Allo, président?». Pause dans le briefing presse. Emmanuel Macron à l’appareil…
Aussi anecdotique soit-il, l’appel présidentiel à Bruno Le Maire n’a rien d’une surprise. À 53 ans, le grand argentier Français, en poste depuis 2017, est devenu au fil du premier quinquennat le Wolfgang Schäuble de Macron. L’ancien ministre des Finances allemand, en poste de 2009 à 2017, était l’indispensable allié de la Chancelière Angela Merkel. À elle, les négociations au sommet, à Bruxelles, à propos de l’euro ou de l’abyssale dette grecque. À lui le rôle de gardien du temple budgétaire et le lien avec les députés, qui lui valut ensuite de présider le Bundestag. Le Maire-Schaüble: la comparaison n’est pas que politique. Le surdiplômé ministre français (École normale supérieure, Agrégation de lettres, École Nationale d’Administration) est l’un des rares germanophones de la classe politique hexagonale. Durant le premier mandat d’Emmanuel Macron, ses références à son homologue d’alors Olaf Scholz (l’actuel Chancelier) étaient monnaie courante. L’axe Paris-Bruxelles-Berlin est, peu ou prou, son quotidien.
Ex-traître à son parti
Or voilà que Bruno Le Maire se retrouve, cinq ans après avoir «trahi» son parti «Les Républicains» pour rejoindre l’écurie Macron, en figure de proue du second quinquennat. Logique. Les affaires étrangères et la défense étant le domaine réservé du président de la République, les ministres chargés de ces dossiers ont en permanence le doigt sur la couture du pantalon. Tandis qu’à l’inverse, les finances publiques, elles, offrent en 2022 un espace politique inespéré. Emmanuel Macron, bien qu’ancien banquier d’affaires, n’a jamais été un homme de chiffres.
Plus sérieusement, le chef de l’État n’a aucun intérêt à plonger ses mains dans le cambouis des comptes de la nation. Il sait que le «Quoi qu’il en coûte», le surnom donné en France au soutien budgétaire massif durant la pandémie, ne lui a finalement presque rien rapporté sur le plan électoral. Macron sait aussi qu’il n’arrivera jamais à se défaire de son image de «président des riches». Il lui faut un pare-feu. Un bouclier dans lequel il peut avoir confiance. Et «Bruno-Wolfgang» est taillé pour le rôle.
L’incarnation du compromis possible
L’autre atout de l’ancien député de l’Eure – qui ne s’est pas représenté aux récentes législatives, après trois mandats consécutifs – est qu’il incarne le compromis aujourd’hui introuvable à droite. Certes, beaucoup ne lui pardonnent pas d’avoir claqué la porte des «Républicains» après avoir échoué, en 2016, à la primaire présidentielle remportée par François Fillon.
Mais qui, à part lui, pour incarner un conservatisme des valeurs non dilué dans le discours national-populiste de l’extrême-droite, une défense sereine du retour à l’orthodoxie budgétaire (après avoir amené la dette publique à 112% du PIB fin 2021), une conviction européenne forte avec, en prime, une notoriété nationale et internationale? Son collègue ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin semble voué à demeurer le clone de l’ancien président Nicolas Sarkozy. Le président de la région Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, est redouté par tous à force de traîtrises. L’ancienne candidate à la présidentielle Valérie Pécresse est une grande blessée en convalescence illimitée. Faites le compte: Bruno Le Maire coche presque toutes les cases.
Bruno Le Maire contre Gérald Darmanin et Edouard Philippe
Reste deux interrogations. La première porte sur sa capacité à obtenir, cet automne, un vote majoritaire pour son prochain projet de loi de finances, marqué par le refus d’aller au-delà des 20 milliards d’euros d’aides supplémentaires consenties en 2022 pour doper le pouvoir d’achat des Français les plus modestes.
S’il échoue, la cheffe du gouvernement, Elisabeth Borne, étonnamment absente de l’avant-scène politique, reprendra logiquement les rênes. Seconde interrogation: la relation entre le ministre et le président. Emmanuel Macron, qui ne peut pas se représenter en 2027, voit-il en Bruno Le Maire un successeur plus simple à adouber que son ancien premier ministre Edouard Philippe, dont il ne supporte plus l’arrogance? Et vice-versa, Bruno Le Maire le surdoué a-t-il compris tout l’intérêt qu’il peut avoir à creuser le sillage de rupture d’un autre surdoué nommé Macron?
Wolfgang Schäuble, souabe intransigeant, avait fini par se «merkeliser», ouvrant la voie aux compromis, y compris avec les sociaux-démocrates. Bruno Le Maire, romancier et essayiste reconnu, est en train de se «macroniser», reprenant à son compte le fameux «en même temps» pour séduire la frange modérée de la gauche. Le «maître des coffres» a, en plus, un avantage sur le «maître des horloges» politiques nommé Macron: en économie, le temps qui passe peut souvent être rattrapé.