L’Occident n’est pas légitime pour donner des leçons au Qatar. C’est le message qu’a adressé le 19 novembre le président de la FIFA aux détracteurs de la Coupe du Monde.
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Ce message de Gianni Infantino leur est-il resté en travers de la gorge? Depuis son discours, ses détracteurs enragent: comment a-t-il osé se comparer à un travailleur migrant, à un gay, à un Africain, lui qui gagne 1 à 2 millions par an? Les gags à ce sujet ont fusé sur Twitter.
Et c’est vrai, Infantino - même s’il gagne 100 fois moins que Mbappé – n’est pas un laissé-pour-compte. Surtout, il a intérêt à tenir ce discours et à mater les haters du Qatar et de la FIFA. Maître d’œuvre du rachat du PSG par le Qatar en 2014, n’ayant pas vraiment tenu ses promesses d’enrayer la corruption à la tête de la FIFA, comme l’ont révélé les «Football Leaks», il est loin d’être irréprochable.
L'Occident est mal placé pour critiquer
Le problème est que les détracteurs de cette Coupe du Monde non plus ne sont pas honnêtes, mis à part quelques authentiques militants. Et qu’ils ont soigneusement éludé la véritable critique d’Infantino. A savoir que l’Occident est mal placé pour donner des leçons au Qatar. Dès lors, ils peuvent bien le huer, le moquer pour s’être comparé à un migrant (il est bien le fils de migrants italiens), aucune de leurs réactions n’a été capable de nier l’argument principal d’Infantino.
Celui que les anti-Coupe du Monde ne veulent pas entendre: qu’ont-ils à dire de leur propre histoire? «Avec ce que l’Europe a fait au monde ces 3000 dernières années, elle devrait commencer par s’excuser pendant 3000 ans avant de donner des leçons à qui que ce soit», leur a lancé le patron de la FIFA. C’est cela qu’ils n’ont pas avalé. Pourquoi? Parce que c’est vrai. L’histoire, qui doit se considérer sur le temps long, ne parle pas en notre faveur. Même venant de la bouche d’un tacticien, dont les propos sont tout sauf désintéressés, c’est parfaitement vrai.
Les entreprises occidentales qui gagnent des millions sur le sol qatari n'ont en effet jamais demandé d’améliorations des droits des travailleurs, pour ne pas menacer leur propre profitabilité. Qui les a épinglés, boycottés, ces groupes occidentaux qui s’enrichissent dans l’émirat? Personne.
En Suisse, quand Credit Suisse a été sauvé par le Qatar, qui s’en est ému? Personne. La banque a reçu une injection de capital de 6 milliards de francs du fonds souverain qatari en 2011, quand elle était en difficulté suite à la crise financière. C’est énorme. A l’époque, personne n’a pipé mot. On a même félicité la banque d’avoir été tirée d’affaire sans demander l’aide de Berne. Et il y a un mois, les Qataris et Saoudiens sont devenus propriétaires de Credit Suisse à hauteur de 20%, et même de 25% bientôt, car le Qatar envisage d’augmenter sa participation. Là non plus, ça n’a pas fait de vagues.
Tout comme quand le Qatar a racheté des 5 étoiles suisses, le Royal Savoy à Lausanne, le Bürgenstock à Lucerne et le Schweizerhof à Berne, sans compter le 4 étoiles Hilton Geneva Hotel à Genève. Quand l’argent vient à nous, tout va bien. Tant que le Qatar investit chez nous, il n’y a pas de problème. Les boycotteurs qui n’ont pas de mots assez durs pour le Qatar aujourd’hui, deviennent alors silencieux comme une tombe. Invraisemblable.
Incohérences et malhonnêteté
Et que dire des dirigeants de pays occidentaux qui se succèdent depuis quelques mois à Doha pour conclure des contrats gaziers en vitesse afin de remplacer le gaz russe? Là aussi, on n’a vu personne soulever la question des droits humains à cette occasion, ou celle des émissions de méthane pourtant énormes de l’industrie gazière. Quand il s’agit de se chauffer, le débat s’échauffe moins. Mieux, parlons des livraisons au Qatar de matériel de guerre suisse: l’émirat est un gros client de Ruag, Pilatus et Rheinmetall. Il est un gros soutien pour notre industrie de l’armement.
Pas plus tard qu’en septembre, la Suisse a annoncé qu’elle lui exporterait 6000 munitions pour Eurofighter. Il n’y a guère eu que le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) pour condamner cette transaction, mais pas de tollé général contre la poursuite de ce business. C’est passé comme une lettre à la poste. Le Qatar est aussi l’un des plus gros clients des ventes d’armes françaises: qu’ont à dire à ce sujet les vaillants boycotteurs hexagonaux de la Coupe du Monde? Rien? Pas de hashtags #StopArmingQatar? Etonnant. Bref, ça n’est que trop évident: il est intenable de faire la leçon et de tendre la main en même temps. Dans ce débat, rares sont les personnes crédibles et légitimes, qui n'ont pas l'indignation sélective et opportuniste.
C’est le mérite qu’a eu le débat au sujet de la Coupe du Monde au Qatar: il a fait émerger ces incohérences, ces malhonnêtetés. Clairement, notre sens critique devient acéré quand on ne gagne pas de sous. Dès que nous y gagnons, les critiques se réduisent à presque rien.
Mieux, parmi les détracteurs, certains font passer leur ethnocentrisme pour du gauchisme. Ils règlent leurs comptes avec ces pays ou cultures honnies sous le couvert d’une posture de gauche. Loin d’être soucieux du social ou de l’environnement à d’autres occasions, ils deviennent très moraux lorsqu’il s’agit du Qatar, déguisant leur défiance envers le monde arabo-musulman en combat justicier. Ces faux humanitaires, censément révoltés que le Qatar viole les droits humains, sont aisément démasqués lorsqu’on leur parle des violations systématiques des droits humains par les entreprises européennes. D’un coup, les voilà complaisants à souhait.
Des «préjugés aveugles»
Si ces violations révoltent des ONG véritablement engagées, cela ne révolte pas la plupart des râleurs anti-Coupe du Monde, qui trouvent mille excuses aux entreprises nationales. Les agissements de celles-ci ne leur inspirent nulle rage comparable au Qatar. D’ailleurs, l'initiative sur les multinationales responsables en Suisse a été refusée en votation, malgré l’incroyable mobilisation des ONG, mais faute de véritable mobilisation de la population. On est toujours moins motivés quand nos intérêts sont en jeu. Or il est difficile d’être crédible quand on a soi-même abusé des ressources, pollué à outrance, et violé les droits humains depuis des décennies, et qu’on critique à ce point d’autres pays.
On peut même voir dans une telle attitude un simple protectionnisme, sans grande vertu. En plus de préjugés anti-musulmans, auxquels le Qatar prête particulièrement le flanc, lui qui a souvent été accusé de faire le lit de l’islamisme. Dès lors, notre acharnement contre le Qatar ne frôle-t-il pas la discrimination? C’est la question qu’en vient à se poser un éditorial de The Economist: «Ces critiques sont teintées de préjugés aveugles. On décèle chez de nombreux indignés qu’ils n’aiment simplement pas les Musulmans, ou les riches». Avant d’ironiser: «A moins que la FIFA ne veuille se contenter de rotations entre la Finlande, la Norvège et la Suède, elle ne pourra pas toujours organiser la Coupe du Monde dans des lieux irréprochables».
C’est un fait, critiquer les autres est devenu notre sport national en Occident. A force, on arrive à cette situation absurde où tout ce qui n’est pas occidental est mal. Quelque chose de malsain s’exprime dans cette idéologie: une intolérance envers les valeurs et pratiques différentes de la nôtre, que l’on caricature volontiers, comme le souligne The Economist, pour mieux les diaboliser. De quoi est-ce le nom? S’il est vrai que de nombreux détracteurs sont réellement soucieux des droits humains et de l’environnement, le Qatar interroge les motivations occidentales profondes. Cette partie de nous qui a peur de perdre sa supériorité, qui a peur de se noyer dans le flot des nations, qui a peur de devoir se soumettre à d’autres civilisations, de ne plus être à la tête du monde.
Alors, au lieu de nous questionner sur nos propres pratiques (toujours pas si vertueuses), on dénonce et on se valorise à bon compte. Comme si l’Europe n'était pas le 3ème plus gros pollueur de la planète en émissions carbone après les Etats-Unis et la Chine. On pourfend, on s’indigne, on s’horripile. Contre qui? Pas contre nos amis, nos alliés, jamais. Contre nos rivaux. Contre ces nouvelles économies qui nous menacent et nous remplacent. Et il se trouve que ces émirats du Golfe, riches et ambitieux, en font partie. Alors on leur mène une guerre d’image, une guerre de valeurs, on met en avant leurs travers. Etats autoritaires, intolérants, homophobes, violateurs des droits humains, la liste de nos accusations est longue. Les campagnes contre nos rivaux géopolitiques sont devenues si nombreuses, que nos propres méfaits sont oubliés en chemin.
Il y a toujours pire à dénoncer que nous-mêmes. Ce n’est jamais le moment de parler de nos agissements. Sauf qu’en dehors de l'Europe et des Etats-Unis, personne n'est dupe, et surtout pas ceux qui ont été victimes de l'Occident, de ses guerres et de ses violations de droits humains depuis des décennies. Vues du reste du monde, nos indignations à géométrie variable sont risibles pour les travailleurs sous-payés qui confectionnent nos vêtements ou pour ceux dont les droits sont violés au Congo par des géants miniers comme Glencore.
Les nouveaux Croisés
Malgré cela, on joue les nouveaux Croisés, et nos valeurs (qu’on n’applique pas vraiment mais qu’on proclame surtout) seraient les seules valables. Si on s’écoutait, on boycotterait les trois-quarts de la planète. Et jamais on n’attribuerait une Coupe du Monde de foot à un pays arabo-musulman. Mais oserait-on l’avouer si clairement? Cela nous trahirait.
Et là au milieu, arrive Gianni Infantino, président de la FIFA qui, acculé dans ses retranchements après des mois de critiques acharnées contre la Coupe du Monde, nous recrache à la figure cette vérité implacable: nous sommes totalement illégitimes pour faire la morale au reste du monde.
C’est déplaisant à entendre. Des pays sont en train de dépasser nos vieilles économies, alors on veut les battre sur le plan de la morale. Mais tous les Etats, y compris l’Occident, ont toujours agi selon leurs intérêts. Les pays qui, contrairement à nous, n'ont pas bénéficié de siècles impunis de pollution et de violations des droits humains, vont avoir du mal à accepter que l'Occident, à présent qu’il se fait vieux et moins riche, leur dise «Fais ce que je dis, pas ce que j'ai fait - ou ce que je fais encore». Comme l'a très bien résumé le journaliste romand Ram Etwareea sur Facebook, «Infantino nous a tendu un miroir. Et nous refusons de voir notre vrai visage. D'où cette volonté de s'attaquer au messager pour ignorer le message.»