«Je fais partie des enseignants et enseignantes désespérément recherchés en Suisse, qui en manque actuellement. Certes, je gagnerais près d'un tiers de plus dans mon métier de formation qu'avec mon salaire de journaliste, mais je ne veux plus jamais retourner dans une salle de classe. Et ce alors que j'ai beaucoup aimé travailler avec des jeunes!
Mais jugez par vous-même si cela pourrait être un travail que vous souhaiteriez faire. Voici une liste très incomplète d'incidents dont j'ai été témoin il y a 20 ans, entre mes 22 et 26 ans, juste avant et après l'obtention de mon diplôme d'enseignante.
Abus, masturbation et sexe dans les toilettes
— Pour la première fois, je me retrouve seule devant une classe, pour un stage de quatre semaines. J'ai 22 ans. Des élèves de 11 à 12 ans s'entraînent à la rédaction. Leur sujet: «Ce que je souhaiterais.» Une petite fille écrit texto: «Je souhaiterais que personne ne vienne plus dans ma chambre la nuit pour pouvoir me toucher.» Lors de ma formation, je n'ai jamais appris comment je devais me comporter dans une telle situation. Après tous les appels téléphoniques que j'ai passés à la police, aux services sociaux et aux psychologues, il en ressort que je ne peux rien faire. Je ne peux et ne dois rien faire. Cette histoire a continué à me courir après, des mois après mon stage.
— Je pars en camp d'école avec des élèves un peu plus âgés, à qui j'ai déjà le droit d'enseigner à 50% durant ma dernière année de formation. Quatre adolescentes incitent les garçons à se masturber à tour de rôle sur l'oreiller d'une fille qu'ils détestent. Et ils le font. Je renvoie chez elles toutes les personnes présentes dans la pièce. Je suis bouleversée par une telle méchanceté. J'ai 23 ans.
— Je supervise une classe dans une autre école secondaire. Au bout de quelque temps, on découvre qu'une des filles de ma classe, qui vient d'avoir 13 ans, fait des fellations aux garçons pour 20 francs à la récréation de 10h, dans les toilettes. Les parents de la fille ne trouvent pas cela si grave. «Ça lui fait un peu d'argent de poche», me rétorque la mère. Sa fille est transférée dans une autre école. Et les garçons? Il ne leur arrive rien.
Violence, violence, violence
— Des caméras de surveillance doivent être installées sur le toit de l'école d'une commune de l'agglomération zurichoise où j'enseigne. La raison? Les pneus de voitures d'enseignants peu appréciés y sont régulièrement crevés.
— Pause de 10h, je suis dans la salle des profs. Soudain, des cris retentissent à l'extérieur. Les enseignants se précipitent dans la cage d'escaliers. Une enseignante qui surveille la récréation veut éloigner une jeune fille de 15 ans qui se débat sauvagement d'une autre qui gît dans l'escalier avec du sang sur la tête et qui hurle. La victime est une de mes élèves. Il s'avérera plus tard qu'elle a souri à un garçon qui plaisait à l'agresseuse. La fille l'a alors renversée et lui a frappé la tête à plusieurs reprises sur les marches en granit. Les profondes lacérations au crâne doivent être recousues à l'hôpital.
— Deux garçons viennent me voir: un camarade de classe a souvent des bleus, ils l'ont vu sous la douche après la gymnastique. Ils supposent qu'il se fait battre à la maison. Je dois faire quelque chose. Je demande directement à l'intéressé en privé. Il se fige. Puis il me dit: «Vous ne devez le dire à personne!» Une fois de plus, je ne peux et ne dois rien faire — si l'enfant décide de ne rien dire, les services sociaux ne peuvent pas intervenir. Là non plus, une telle situation n'a jamais été évoquée au cours de ma formation.
Un élève dans la nature
— Le vendredi, on m'informe par téléphone qu'un nouvel élève arrive dans ma classe le lundi. Dans un premier temps, je ne reçois ni son nom ni son adresse. Une semaine plus tard, j'apprends qu'il est sous tutelle et qu'il est placé dans un foyer. Comme il ne revient plus en classe la deuxième semaine, je téléphone à cet établissement. Il n'est pas non plus au foyer. Lorsque j'arrive enfin à joindre quelqu'un au service social compétent, on me dit que c'est le tuteur qui doit être contacté. Mais le service ne veut pas me donner le numéro de téléphone de ce dernier. Motif: protection des données. Pendant les heures d'école, je suis alors responsable d'un garçon qui a visiblement disparu. J'appelle la police. Celle-ci me renvoie vers les services sociaux. Le garçon ne revient plus jamais dans ma classe. Aujourd'hui encore, je ne sais pas ce qui lui est arrivé.
Des parents de mauvaise foi
— Un garçon de 6e année touche et donne régulièrement des coups de pied entre les jambes des filles. Lors de l'entretien avec les parents, la mère affirme que je lui mens: «Il ne ferait jamais ça, tout le monde dit toujours qu'il a de très grandes compétences sociales! Pourquoi vous attaquez-vous à mon fils?»
— Je donne un 5,25 à un garçon pour son exposé. Le père, gros contribuable d'une commune de la région, appelle la direction de l'école et le président de la commune. Je dois me rendre à divers entretiens, justifier comment je détermine mes notations (ce que je fais volontiers) et je reçois... une lettre de son avocat. Le 5,25 est validé comme note finale, mais un avocat, un président de commune, la commission scolaire et moi-même avons perdu un nombre incalculable d'heures à cause d'un père mécontent.
Aujourd'hui, c'est pire
Toutes ces histoires remontent à 20 ans. Aujourd'hui, c'est pire. Les enfants présentant des handicaps ou des troubles du comportement sont par exemple intégrés dans des classes de base. C'est une bonne chose, parce que les enfants forts à l'école apprennent aussi des enfants qui ont plus de difficultés, et pas seulement l'inverse. Mais pour intégrer les élèves qui souffrent d'une particularité tout en tenant compte des élèves plus performants, l'enseignant a besoin de plus de temps. Or, il ne dispose de ce temps que lorsque le nombre d'élèves par classe est réduit. Parallèlement à l'intégration, on a fait des économies sur le dos de l'école obligatoire: on a agrandi les classes, la norme étant aujourd'hui de 24 à 26 élèves. Dans ces conditions, je pense qu'il est impossible de satisfaire tous les élèves.
Former les futurs enseignants à transmettre des matières est un vœu pieux, puisqu'on finit par les utiliser comme travailleurs sociaux, psychologues, promoteurs de talents, thérapeutes, boucliers contre les parents, éducateurs, médiateurs, et j'en passe... Et ceci sans les préparer au cours de leur formation à agir comme des sortes de réceptacles de tout ce qui existe dans la société.
Aussi longtemps que les classes et la charge de travail seront aussi importantes, et que les enseignants seront en même temps traités de pleurnichards, de fainéants et de détenteurs de jobs 'faciles', il y aura toujours trop peu de gens qui voudront faire ce travail.»
(Adaptation par Lliana Doudot)