«Plus qu’une minute!» Dans une suite du 8e étage d’un palace parisien bardée de projecteurs, tout le monde est en apnée. Les caméras tournent et dans quelques secondes leurs images seront retransmises en direct sur Léman Bleu. À 19h30 tapantes, ce dimanche, la chaîne de télévision genevoise aura réussi un gros coup: réunir des sommités de la politique française et suisse pour échanger en direct sur les résultats du premier tour de l’élection présidentielle. Mais nous n’y sommes pas encore. Là, tout de suite, le stress est à son paroxysme.
Avec mon collègue vidéaste Pierre Ballenegger, nous avons passé la deuxième partie de la journée en régie et dans les couloirs exigus de ce pari complètement fou. Une première pour moi qui, à 26 ans, n’ai quasi raconté que des «vaudoiseries» ces dernières années. Récit d’une aventure jalonnée par un SDF fin débatteur, une vache éventrée sur le rail, un ministre coincé dans l’obscurité et un faux fan mais vrai supporteur d’Éric Zemmour rencontré dans un bistrot.
Il est 7h05. Notre TGV part de Lausanne, direction Paris. La nuit a été courte et il reste tant à faire. Avec Pierre, nous devons entériner un concept vidéo, affûter nos questions et définir qui nous voulons tenter d’approcher parmi la liste des invités de Laetitia Guinand, présentatrice de «PoinG», une émission de débat où tous les coups de langue sont permis.
Le casting est alléchant: l’écologiste Sandrine Rousseau, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, la figure de l’universalisme Rachel Khan, la polémiste Elisabeth Lévy, le conseiller national libéral-radical genevois Christian Lüscher ou encore la sénatrice verte neuchâteloise Céline Vara.
L’ancienne journaliste de RTS La Première nous a prémâché le travail. Certains sont potentiellement abordables. D’autres vont courir les plateaux de télévision toute la soirée et ont un emploi du temps arrêté à la seconde près. Sans exagération, aucune. À nous de saisir la balle au bond.
Une première folle rencontre
Le voyage passe à une vitesse folle. Je remarque à peine que nous approchons de la Gare de Lyon. Nous sommes presque prêts et… soulagés. Après quatre heures de train, j’ai furieusement besoin d’une cigarette. Pierre m’accompagne jusqu’au premier cendrier disponible. Un homme, cheveux longs et barbe hirsute, traîne avec difficulté ses chaussettes noircies par la crasse. Il s’approche lentement.
«Vous n’avez pas quelques euros?», demande-t-il. Malheureusement pas. Avec Pierre, nous haussons les épaules. Nous expliquons que nous n’avons pas retiré de cash depuis notre départ de Suisse. Je partage une clope avec lui. Il démarre:
- T’es Suisse allemand?
- Non, de la région francophone. Et toi, t’es français?
- Ah, c’est bien. Oui, d’ici. Aujourd’hui, j’ai vu des gens de plein d’endroits différents: Bordeaux, Metz… T’es là pour le travail? Je suis sûr que tu as un beau métier.
- Je suis journaliste et, avec Pierre, on va suivre le premier tour de l’élection présidentielle. Tu t’y intéresses?
- T’as vu à qui tu parles? La politique, c’est comme au travail, comme avec tes parents et comme avec ta femme. C’est le fouet, toujours le fouet. Tu as des enfants?
- Non.
- Tu en veux?
- Oui… Mais ce n’est pas le moment d’en parler, je me suis fait quitter il y a quelques jours et, franchement, je ramasse.
- Pardon, je suis désolé. Mais ça montre bien que ta question est con, tu ne parles pas de ce qui compte vraiment. Tu n’écoutes pas.
Aoutch. La brèche est ouverte, je perds le contrôle de la discussion. Un mot de plus de sa part et je vais commencer à bégayer, m’effondrer en larmes et peut-être même saigner du nez. Vite, une diversion:
- Mais pouvoir voter, ça te donne pas de l’espoir?
- De l’espoir… Tu en as toi, là maintenant?
- …
Il est trop fort pour moi. On ne boxe pas dans la même catégorie. En plus de planter propre en ordre ma tentative d’interview, les rôles sont complètement inversés. Je n’obtiens rien de lui et il arrive à me placer face au mur. Face à ma vulnérabilité, face à ma réalité.
Soudain, sans transition, il revient à peu près au sujet dont je souhaitais initialement parler: cette France qui va mal et qui ne vote pas. Peut-être pour me préserver. Peut-être parce que l’étalage de mon malheur est indécent en comparaison avec le sien. Peut-être parce que nous sommes tous les deux mal à l’aise. Tant pis, tant mieux.
- Je regarde un peu la politique quand même. C’est fou, les présidents de gauche, à part François Hollande, sont tous morts ou en prison: Jack Lang, DSK, Jacques Chirac…
- Jack Lang n’est pas mort et n’a jamais été président. DSK non plus. Quant à Jacques Chirac, il était de droite…
- Ahaha… On aura au moins un peu rigolé.
C’est vrai. Et je me rends surtout compte qu’il va falloir que je sois bien meilleur dans quelques heures, si je ne veux pas me faire retourner comme une crêpe à la première secousse. Ces Français sont définitivement des fichus débatteurs. Pierre, habité par son calme rassurant, me pilote. Heureusement.
Plongée dans une fourmilière
Changement de décor. Nous arrivons dans notre hôtel où nous passerons trois nuits. Il est midi. Notre mission me rattrape. Des journalistes dubaïotes sont logés dans le même établissement. Ils viennent se présenter. Dans quelques heures, les résultats du premier tour de l’élection présidentielle seront connus.
C’est l’avenir d’un pays de 67 millions d’habitants qui est en train de se jouer sous mes yeux. De l’Union européenne aussi, voire du monde occidental. Pour saisir le moment et pour pouvoir le raconter, je dois maintenant m’éclipser pour laisser apparaître le sujet. C’est mon job de journaliste, j’ai appris à le faire. Alors, je m’y efforce. Je m’anesthésie.
Nous retrouvons Laetitia Guinand dans le hall de l’hôtel luxueux où les stars politiques et médiatiques vont bientôt commencer à défiler. Il est 15 heures. La journaliste genevoise n’a pas le temps de se laisser aller. Elle doit encore passer par la case maquillage, vérifier une dernière fois que ses invités seront véritablement là, essayer d’en dégoter des supplémentaires à l’arrache, faire des tests en plateau, relire ses notes en situation quasi réelle car elle naviguera sans prompteur lors du direct… Et elle ne vacille pas. Elle rayonne, même. Son stress, loin de la paralyser, la transporte.
Je l’admire. Elle, comme toutes les personnes qui viendront faire leur numéro de claquettes sur son plateau. Indépendamment de leurs idéaux, de leurs combats. Face caméra, ils seront non seulement jugés sur ce qu’ils disent, mais aussi sur comment ils se comportent. Sur leur physique, leurs vêtements, leur capacité à s’exprimer et à être convaincant en public. Je mesure à quel point je serais incapable d’être dans leurs chaussures.
«J’ai une bonne histoire pour vous, me lance Laetitia. Céline Vara est en retard parce que son train a percuté une vache. Pour l’instant, elle m’a assuré qu’elle serait là à temps, mais on ne sera sûr qu’au dernier moment.» Personne n’envisage sérieusement le pire. Les préparations continuent à un rythme effréné. Jérémy Seydoux, sémillant rédacteur en chef de Léman Bleu, n’est pas loin. Nous prenons l’ascenseur pour monter au huitième étage et découvrir le plateau encore en construction.
Les portes se ferment et, face au miroir, ça me saute aux yeux: tout le monde est beau, élégant et sent bon dans cette équipe. Ça en est presque terrifiant. Jérémy et ses deux mètres élancés n’y sont probablement pas pour rien. Dans la suite mise à disposition par le cinq étoiles, des techniciens transpirent. Ils tirent des câbles, déplacent des meubles et fignolent la colorimétrie des caméras.
Le jeune rédacteur en chef, 26 ans, se balade avec légèreté et agilité. Les couloirs sont minces, la chambre aussi. Bien plus qu’imaginée, d’ailleurs. Pour faire entrer dans le cadre les canapés qui accueilleront les invités, décision est prise d’ouvrir la terrasse. La vue est à couper le souffle. Les toits de Paris défilent. Au fond, à gauche, Montmartre. Devant nous, Les Invalides. Pas loin, à droite, la tour Eiffel… Incroyable.
Pierre s’inquiète: comment la production va faire pour atténuer le bruit de la rue? Et si une ambulance déboule, sirène hurlante, en plein direct? Léman Bleu avance des solutions, notamment des rideaux phoniques. Et puis, le paysage est vraiment époustouflant. Ne sera-t-il pas une véritable plus-value à l’antenne?
Il est maintenant environ 18 heures. Céline Vara et Christian Lüscher arrivent ensemble. La première raconte le choc avec la vache, le traumatisme du conducteur de train. Et aussi le paysan qui est venu récupérer la carcasse d’où sortaient des boyaux sanguinolents. Elle a tout vu, tout entendu. Elle est fatiguée. Elle a dû poursuivre sa route en empruntant deux bus. Et a passé les dernières heures de route qui séparaient Besançon de la capitale française debout, faute de place assise.
Le conseiller national libéral-radical badine. «Je vais finir par me demander si tu ne portes pas la poisse, jette-t-il à la Verte. Ça aurait pu être un écolo mais, pas de chance, c’est tombé sur une vache. Aïe!» Son opposante du jour rigole. L’ambiance est détendue, Laetitia les accueille et les installe.
Je laisse tout le monde atterrir puis je me rends dans une pièce annexe avec Céline Vara. Pendant qu’elle se lisse les cheveux, je lui explique mes intentions: raconter les coulisses du débat qui l’attend mais aussi détourner brièvement quelques invités pour une interview écrite et vidéo. Elle figure parmi mes cibles, tout comme Christian Lüscher. Les deux acceptent sans faire de chichi. On est en terrain connu.
L’heure fatidique approche. Gros hic: la terrasse pose problème. Pas à cause du bruit, mais à cause du froid. La sénatrice s’en inquiète. Le conseiller national aussi. «Je ne passe pas une heure et demie dans ces conditions», peste-t-il auprès de Jérémy Seydoux.
Ce dernier écoute religieusement, mais répond qu’il ne peut pas fermer les portes-fenêtres pour les raisons expliquées précédemment et que les invités peuvent porter leur manteau s’ils le souhaitent. «J’ai des clients tous les jours et si je leur dis que je n’ai pas de solution quand ils ont un problème, je n’ai plus de client, rétorque Christian Lüscher. Il faut trouver une autre manière de faire.»
Finalement, le rédacteur en chef et son patron Laurent Keller — très élégant lui aussi — décident de ramener dans la suite les canapés qui bavent sur l’extérieur. Le caméraman mobile aura moins d’espace pour se déplacer. Mais il fait objectivement trop froid.
Une vraie course contre la montre
Plus que quelques dizaines de minutes avant le direct. Rachel Khan, Sandrine Rousseau ou encore Gérard Miller arrivent tour à tour. Laetitia me les présente, leur détaille pourquoi je suis là et fait tout son possible pour qu’ils acceptent de m’accorder quelques instants de leur précieux temps.
Tous opinent du chef. La réalité des timings des uns et des autres fera que nous arriverons malheureusement à peine à nous croiser. Il est maintenant 19h25. La présentatrice du bout du Léman entre en scène. Le spectacle commence. Sans surprise, j’en prends plein la tronche. Laetitia est incisive, percutante, à l’aise… Le débat prend, je suis heureux pour elle. C’est l’accomplissement de tellement de travail.
Je m’assieds dans le couloir, sans jamais vraiment quitter des yeux un écran de contrôle qui retransmet les joutes verbales. J’ouvre mon ordinateur et j’écris deux ou trois lignes. Pierre me signale que des sandwichs viennent d’être apportés par le service. Je lui en demande un, qu’importe ce qu’il y a dedans. Il m’apporte un jambon-beurre et râle: «Les végétariens, comme moi, on peut crever la bouche ouverte. Il n’y a que des sandwichs au poulet et au porc.» Je me marre.
Je me replonge dans mon écran, à moitié avachi entre deux marches. D’une main, je mange. De l’autre, je balaie les miettes qui tombent sur mon clavier. Je n’ai clairement pas le standing de Léman Bleu.
D’un coup, je suis happé par une voix qui m’est familière. À quelques centimètres de moi, debout, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Une maquilleuse lui applique un peu de poudre sur le visage, il se prépare à entrer en plateau.
Je bondis. Probablement avec encore un peu de beurre aux lèvres. Pierre fait de même. Je lui pose des questions totalement improvisées, dans une obscurité quasi complète. Il me répond, très poliment, avec beaucoup de maîtrise. Une assistante s’approche de lui, il doit pénétrer dans la cage aux lions. Il me salue et tourne les talons. Quel moment!
Le débat se termine, Laetitia paraît soulagée. Tout s’est bien passé et mieux encore. Nous sommes conviés à un repas avec les équipes et certains invités. Avec Pierre, nous déclinons: nous voulons directement enchaîner pour pouvoir publier nos premières productions ce lundi.
Nous partons en direction de notre hôtel. Nous nous arrêtons dans une brasserie qui ne paie a priori pas de mine pour engloutir une salade. Nous débriefons, essayons de hiérarchiser ce que nous venons de vivre. Emmanuel Macron et Marine Le Pen s’affronteront au second tour. Comme en 2017. Où devons-nous aller? Pour montrer quoi?
Un faux fan de Zemmour au bistrot
Notre voisin de table s’immisce dans la conversation: «Avec ces résultats du premier tour, je viens de gagner 700 euros grâce à des paris avec des copains.» La discussion est lancée. On parle de la Suisse, de la France, des mentalités, des clichés…
L’assiette toute simple de cet homme de 70 ans, qui a fait fortune dans la volaille, fait saliver Pierre. Il commande lui aussi deux œufs au plat. Il ne l’aurait pas fait s’il avait su qu’ils lui seraient facturés 12,50 euros. «Je ne vais pas te dire des conneries, j’ai voté toute ma vie pour la droite traditionnelle et, là, j’ai voté pour Zemmour», lâche notre interlocuteur.
Pourquoi? «C’est dingue de se dire que 50% des votants ont choisi un extrême et que j’en fais partie, rebondit-il. Mais trop de choses ne vont pas. Les magouilles, les tambouilles, ça doit cesser. Il faut que ça pète pour de bon, faire place nette.»
Il enchaîne: «Zemmour est d’une grande culture, même s’il a été très mauvais durant sa campagne. Il nous a brandi des faits divers, c’était n’importe quoi. Mais, au fond de moi, j’ai voulu croire que les choses pouvaient changer. Que le président n’aurait plus peur de 10’000 connards bruyants et bien organisés qui arrivent systématiquement à tout paralyser. C’est notre grand problème: le gouvernement a peur de son peuple.»
Un fils et des soucis
Ce monsieur est très loin des stéréotypes qu’on pourrait prêter à l’électorat du candidat d’extrême-droite baffé par les urnes. Il raconte son ras-le-bol, les taxes, les impôts, les difficultés et les injustices subies par «ces gens qui se retrouvent à la retraite sans rien après avoir bossé toute leur vie».
Ce n’est pas son cas, il a de l’argent. Mais il a «un souci de vieillesse». «Mon fils était le plus jeune sous-directeur d’un grand groupe français, amorce-t-il. Il y a cinq ans, il a fait un burn-out. Il n’arrive pas à remonter la pente, il essaie, il se soigne… Mais il a complètement perdu confiance en lui, il a pris 25 kilos… Notre système l’a broyé.»
Il soupire: «Je suis impuissant. Aujourd’hui, je veux pouvoir casser ma pipe en me disant qu’il ne manquera de rien. J’essaie de lui donner mes biens mais je suis tellement pompé par les impôts au moment de les lui transmettre que cela ne suffira peut-être pas, du moins pas comme je le souhaiterais. Dans ces moments, c’est dur de réaliser que ce qu’on a ne nous appartient pas vraiment, qu’on ne peut pas en disposer comme on le voudrait. On dit que ce sont des problèmes de riches, mais bon…»
Comment être le plus honnête?
Nous terminons nos verres et fixons rendez-vous au même endroit, ce lundi midi. Pour boire l’apéro et pour qu’il m’offre une casquette «Zemmour 2022». Nous rentrons à pied avec Pierre et allons nous coucher. Nous sommes rincés.
Dans mon lit, je cogite. Comment relater la substance de cette journée? Comment raconter ces rencontres complexes qui ébranlent des perspectives certes rassurantes mais simplistes? Je décide de pousser l’objectif que je m’étais fixé encore plus loin. Je dois raconter les coulisses de Léman Bleu mais aussi les nôtres, les miennes.
Dans cet exercice qui vise à montrer avec transparence l’envers du décor médiatique de cet incontournable rendez-vous politique, je pense que je ne serais pas totalement honnête avec vous si je ne vous partageais pas mon regard et mon ressenti, avec le moins d’artifices possibles. Cela fait écho à des questions qui nous animent à Blick: devons-nous tutoyer dans nos interviews les gens que nous tutoyons dans la vraie vie? Devons-nous écrire plus d’articles en «je»? Devons-nous davantage nous exposer et moins nous retrancher derrière un rôle, une posture?
Je m’y suis toujours opposé. Parce que je trouve ces procédés prétentieux, verbeux, inintéressants voire dangereux. Et parce que je crois viscéralement qu’il faut maintenir une distance entre les sujets et nous, les journalistes.
J’ai partiellement changé d’avis. Du moins concernant cette première étape de mon voyage à Paris, qui sera suivie par d’autres. À vous, maintenant, de savoir si vous voulez embarquer avec moi ou non. Mais je vous préviens: la suite sera plus classique… ou pas.