Tandis que le ciel revêt lentement son manteau de nuit aux couleurs automnales, un groupe d’enfants de 7, 8 ou 9 ans virevolte et gazouille sur l’esplanade de la cathédrale de Lausanne illuminée par Bô Noël, ce mercredi, en fin d’après-midi. C’est à peu près l’âge qu’avait Raphaël Pomey quand il a été abusé sexuellement par «une figure» de son village, Vallorbe.
«Des dégueulasseries» brièvement évoquées en ligne que le rédacteur en chef du journal conservateur «Le Peuple» dit ne jamais avoir complètement cachées à son entourage. Il raconte aujourd’hui pour la première fois publiquement le calvaire enduré dans un grenier spécialement aménagé pour cacher des atrocités dont il porte encore la marque.
Les révélations de «Mise au point» entourant l’abbaye de Saint-Maurice ont été l’élément déclencheur pour ce catholique pratiquant, populiste assumé et anarchiste de droite revendiqué, enfoncé au chausse-pied dans des bottes d’extrême droite par le président du Parti socialiste vaudois cet été.
Ce dimanche, sur X (anciennement Twitter), à la suite de l’enquête de nos confrères, le journaliste appelait au «grand nettoyage». «Ce n’est pas un homme d’Église qui a abusé de moi, mais je me retrouve dans ce qui a été dévoilé par la RTS, confie-t-il à Blick. On parle, une fois encore, de prédateurs couverts par des pairs, parfois pendant des décennies, au détriment des victimes. Cela doit cesser, des têtes doivent rouler.»
Le solide gaillard, au corps gonflé par des années de fonte, peut-être aussi pour tenter d’envelopper une sensibilité à fleur de peau, a décidé de ne pas rester spectateur dans ce combat. La longue lettre d’un ancien chanoine de l’Abbaye de Saint-Maurice, qu’il a publiée en exclusivité ce lundi, le prouve. Dans ce document, ce prêtre condamné au crépuscule des années 1990 par la justice, mais protégé par les siens, avoue être «un vrai pédophile».
Scandale! Et tant pis si certains des lecteurs du «Peuple» lui reprochent de «salir» une institution qu’il devrait au contraire défendre, «comme tout bon chrétien». «Je ne supporte plus les gens qui, par couardise et manque d’empathie, alors qu’ils prétendent avoir de plus hautes valeurs morales que les autres, disent: 'C’était il y a vingt ans, le monde était différent, on ne peut pas passer à autre chose?' Eh ben non, connard, on ne peut pas passer à autre chose. Je ne pourrai jamais passer à autre chose, mais il est possible de briser le cercle de la souffrance. C’est ce message d’espoir que je veux maintenant livrer aux personnes qui en ont besoin.»
Un grenier qui le hante
Avant la lumière, le tunnel. «C’était en 1992, je crois, j’avais environ 9 ans, souffle-t-il. Il y avait cet homme dont je ne peux toujours pas prononcer le prénom, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession. Il avait la carte du bon parti et un emploi à responsabilité au service de la collectivité. Voilà pour son visage public.»
Sous ce reluisant vernis, cet individu est en réalité… «un monstre». «Il avait aménagé son grenier, dans lequel il m’amenait, pour camoufler les bruits, lâche Raphaël Pomey. Les murs étaient recouverts de papier journal et il projetait des films de Laurel et Hardy et Charlie Chaplin pour que les orchestres prennent le pas sur le reste. Nous sommes trente ans plus tard et je ne suis toujours pas capable de revoir ces films.»
Quand l’ancien vice-champion du monde de Kettlebell mentionne le «reste», il pense aux attouchements qu’il a subis et qu’il a été contraint de faire «à des réitérées reprises pendant des mois». À sa demande, ceux-ci ne seront pas détaillés. Il précise toutefois qu’il n’y a jamais eu de pénétration. «J’en suis sûr, même si énormément de choses sont nébuleuses», glisse-t-il, en se prenant la tête à deux mains.
Faire le deuil de son enfance
Son amnésie traumatique ne l’a pas fait oublier les bandes dessinées d’Astérix que son bourreau lui offrait pour l’amadouer. Ni l’étouffante relation — «notre petit secret» — que ce fin manipulateur a mise progressivement en place. «Je ne sais plus exactement comment les choses ont pris fin, mais je suis reconnaissant envers mes parents qui ont pris toutes les bonnes décisions dès qu’ils en ont eu l’occasion.» Impossible de savoir si l’agresseur — décédé depuis — a un jour été jugé pour quelque fait que ce soit.
Pourtant, d’après lui, d’autres, à Vallorbe, savaient ce qui se cachait derrière le masque de l’affable notable. «Je vois encore le graffiti qui avait été fait sur sa maison: 'Pédé', pour pédéraste. Quelques heures plus tard, les lettres étaient effacées et chacun avait repris sa vie, comme si de rien n’était.»
À 12 ans, il déménage à Yverdon-les-Bains. Ce changement de cadre provoque un bouillonnement en lui. «Sans trop comprendre ce qui me traversait, j’avais l’impression d’une profonde nostalgie, d’un paradis perdu, image-t-il. Je vivais en réalité deux deuils: celui des attouchements et celui de la fin de mon enfance, période où j’imaginais que le monde des adultes était juste. Avant, je me le représentais comme une sorte de cadre rassurant dans lequel il suffisait d’entrer une fois l’âge de la majorité arrivé. Après, la désillusion a été douloureuse.»
Entre l’effort et la foire
Devenir un homme, Raphaël Pomey en parle comme d’un chemin de croix. «Alors que l’heure est à la déconstruction, réussir à construire ma virilité est justement ce qui m’a sauvé. Ado, j’ai développé un rapport à la solitude et à l’effort. J’allais tirer des paniers de basket tous les jours, même sous la pluie. Et j’ai commencé à soulever des poids. Ma vraie thérapie.»
Son regard se détourne, ses paroles continuent de fuser. «J’ai construit, au fil du temps, une épaisse carapace: j’étais de plus en plus dur, notamment dans mon humour. Autour de moi, on me concédait que je pouvais être parfois drôle, mais on me reprochait mon manque de légèreté. Toujours à cette période, j’ai commencé à être attiré par la musique punk, puis le métal, et je suis allé au fond des choses. J’ai aussi commencé à prendre pas mal de mines les week-ends.»
Depuis, le réd en chef assure que «son cœur de lion» bat encore au rythme de «la vengeance». Il se corrige rapidement: «Le mot 'revanche' est plus adéquat. Tous les jours, et jusqu’à ma mort, je me lèverai pour dire à mon taré qu’il ne m’a pas eu! Que j’aurais pu sombrer, mais que je ne l’ai pas fait, que je mène une vie normale, que j’ai une femme — à qui je dois mon salut — et deux gosses de sept et dix ans.»
Ses enfants et leurs premiers mois. Raphaël Pomey passe d’abord comme chat sur braise sur l’une des choses les plus difficiles à appréhender pour lui. Avant d’y revenir par la bande: «Quand ils étaient bébés, je me suis peu occupé d’eux. J’avais peur de les toucher.» Pourquoi? À cette question, ses yeux rougissent. Il marque une pause, déglutit. «J’étais terrifié à l’idée d’avoir attrapé 'le truc', un peu comme si c’était un virus… On le sait, les victimes peuvent devenir à leur tour des bourreaux. Heureusement, je n’ai jamais eu la moindre tentation.»
«Sinistre mais heureux»
Désormais, le Nord-Vaudois affirme que tout cela est derrière, qu’il est un papa «tendre», «affectueux». «Par contre, même si je me soigne à ma manière, je reste un père hypervigilant, qui a peur de tout quand ses enfants sont dans l’équation, qui s’énerve trop vite et qui crie beaucoup. Ils sont encore trop jeunes pour que je leur raconte ce que j’ai vécu. Mais cela viendra, c’est inéluctable. J’ai d’ailleurs écrit un livre — jamais publié — dans lequel je m’adresse à eux pour leur expliquer pourquoi leur père est qui il est.»
Parfois, dans l’échange, l’ancien communicant des forces de l’ordre lausannoises est saisi par l’émotion. A-t-il vraiment réussi à briser le cercle de la souffrance, comme il le postulait en début d’entretien? «Je suis sinistre, un destin cabossé parmi d’autres, mais heureux. Je maintiens qu’on peut surmonter cette épreuve et finir par l’accepter.» Il cite les mots du célèbre rappeur marseillais Shurik’n: «'Qu’un seul tienne et tous les autres suivront'. Je peux être celui qui tient.»
A-t-il trouvé la paix sur son chemin? «Dieu pardonne, pas moi, assène-t-il. Mon histoire avec lui est d’ailleurs tumultueuse. J’ai occasionnellement été contre, de temps en temps avec, mais jamais sans. Je ne me suis pas tourné vers lui parce que j’avais besoin d’une béquille. Disons que je suis réellement devenu croyant quand, à l’âge adulte, j’ai compris qu’il y avait une place pour le désespoir dans la chrétienté.»
Et c’est justement parce qu’il se sent «profondément chrétien», contrairement à ce qu’avancent ses détracteurs qui partagent pourtant la même foi, qu’il estime que «les raclures qui peuplent l’Église et ceux qui les protègent doivent gicler». «Cela a commencé, mais ce n’est que le début. Tant mieux!»