«Aller aux putes» n'est plus une infraction pénale depuis 1992 dans notre pays. Mais, trente ans plus tard, voilà que le débat se glisse à nouveau sous la Coupole fédérale à Berne, sous l'impulsion de la faîtière des organisations féminines en politique alliance F. Avec sa coprésidente Vert'libérale, Kathrin Bertschy, en figure de proue.
L'année dernière déjà, une motion pour interdire l'achat de services sexuels avait été portée au Conseil national par sa collègue de parti, Marianne Streiff-Feller. Une vraie débandade: le texte avait été refusé à 172 voix (contre onze oui et quatre abstentions). Mais le débat ne semble pas être complètement clos: cette semaine, Kathrin Bertschy est revenue à la charge dans les colonnes de la «Tribune de Genève».
Elle y déclare vouloir déclencher «un large débat» sur la question. «Je ne veux pas que nous apprenions aux jeunes que les femmes et leur corps sont à vendre», s'émeut la politicienne. Mais, au fait, qu'en pensent les principales intéressées?
À l'autre bout du fil, la rhétorique d'alliance F fait s'étouffer de rire Madame Lisa, prostituée et proxénète genevoise notoire, contactée par Blick. Dans le métier depuis trente ans, celle qui abrite quelque 120 «filles» dans sa maison close «Venusia» se voit avant tout comme une «travailleuse sociale du sexe». Et, elle ne laissera personne lui dire que son métier ne devrait pas en être un. Interview.
Madame Lisa, vous pratiquez le plus vieux métier du monde, selon l’adage. Mais aussi le plus dur?
Non. Pas physiquement du moins, si on le compare à des domaines comme la construction, par exemple. Pour les prostituées, le défi est plutôt au niveau psychologique: il faut être prête à se retrouver à poil avec des hommes inconnus, au physique plus ou moins ingrat, qui peuvent même avoir des difformités ou des infirmités, parfois. C'est aussi ça qui est passionnant. D'ailleurs, moi, si je suis restée dans le métier, c'est pour cet aspect relationnel, social. Si je devais faire autre chose, je serais probablement devenue aide-soignante dans un EMS.
Vous avez défendu votre métier et vos consœurs dans les médias à plusieurs reprises déjà. Vous qualifiez-vous de féministe?
Absolument, oui! Mais, attention, je ne suis pas une féministe intégriste, contrairement à celles qui prétendent me défendre en voulant m'enlever le pain de la bouche. Le féminisme, pour moi, c'est simplement l'égalité des droits. Les «féministes» que je qualifie d'intégristes affirment que nous «vendons» notre corps. Eh bien non. À aucun moment une prostituée ne vend son corps, en réalité. Elle utilise son corps pour vendre un service. Au même titre que Roger Federer ne «vend» pas son corps quand il joue un match de tennis avec!
En plus d'être prostituée, vous gérez un bordel. Le proxénétisme, c’est un peu de l’esclavagisme moderne, quand même, non?
(Rires) Il y a proxénète et proxénète. Je vous assure que la plupart ont conscience de leur statut et de leurs responsabilités, en Suisse. D'autres, en revanche, ne cherchent en effet qu'à faire de l'argent... Sauf que c'est le cas de tous les patrons dans tous les corps de métier, en réalité: il y a les respectueux et les exploiteurs. Sur le trottoir comme dans les usines ou les banques. Donc la prostitution, ce n'est pas plus de l'esclavagisme moderne qu'un autre métier, non.
À Berne, le débat sur la pénalisation des clients de la prostitution semble à nouveau être sur la table. Ça vous fait peur?
Ça ne me fait pas peur, non, vu le râteau que s'est prise la motion sur la question au Conseil national l'année dernière. alliance F s'est emparée de ce «combat» juste parce que ça leur fait de la pub et une raison d'exister, à mon avis, voilà tout. Je ne vois pas la Suisse véritablement revenir sur cet acquis.
Lorsqu’on pense «clients de la prostitution», on pense d’abord à des hommes d’un certain âge. Pur cliché, ou vérité?
Lorsqu'une fille vient postuler chez moi, vous savez ce que je lui dis en premier?
Euh... non.
Je lui dis d'aller dans n'importe quelle rue passante de Genève, et de regarder tous les hommes qui ont entre 16 et 80 ans qui passent: tous. C'est ça, la clientèle, dans la plupart des cas. Après, oui, il m'arrive de voir arriver des clientes: en général des quarantenaires, toujours accompagnées d'un homme.
Étant sur le terrain, vous êtes bien placée pour en juger: une Suisse qui pénalise les clients de la prostitution, ça donnerait quoi, concrètement?
Ce serait terrible. Cela obligerait toutes les professionnelles à (re)passer dans la clandestinité. On observerait immédiatement une forte augmentation des abus et des violences envers les travailleuses du sexe... Et puis — j'en suis convaincue — des violences envers les femmes de manière générale. Quand j'ai dû expliquer à mon fils de cinq ans ce que je faisais dans la vie, je lui ai dit: maman voit beaucoup d'hommes dans son travail, pour que ces hommes, lorsqu'ils rentrent chez eux, puissent être plus apaisés et donc plus attentifs à leurs enfants, et recommencer à faire des bisous à leur femme. En plus, c'est un marché lucratif: pénaliser la prostitution viderait pas mal les caisses de l'État...