C'est un coup de frein monumental, deux ans à peine après la «vague verte» des élections fédérales de 2019: une (petite) majorité des Suisses a refusé il y une semaine la loi CO₂. Certes, toute la politique climatique n'est pas enterrée avec ce seul vote populaire, mais il représente un frein significatif.
Une claque pour les défenseurs du climat, qui n'ont cessé de marteler qu'il fallait réfléchir à quelle planète nous allons laisser pour nos enfants. Seulement voilà, ils ont ignoré certains signaux et enseignements, à commencer par celui-ci: en politique, il n'y a pas de thème plus sensible que le prix de l'essence.
A ne pas l'avoir anticipé, notamment pendant la campagne, les «forces écologiques» du pays se sont brisé les dents sur cet enseignement. «Le prix de l'essence a été le facteur déterminant», reconnaît le Département de l'environnement (DETEC). «Rien n'a pesé autant de poids que ces 12 centimes d'augmentation par litre.»
La voiture, Saint-Graal de la mobilité
Une importance capitale qui est confirmée par les chercheurs. «La voiture est le Saint-Graal de la mobilité personnelle», confirme le psychologue Christian Fichter, spécialiste des questions économiques. Les mesures anti-voiture sont impopulaires. Partout.
Les Suisses aiment leur voiture – c'est particulièrement vrai dans les campagnes, précisément là où le combat sur la loi CO₂ a été gagné ou perdu, selon la perspective. Avec des slogans comme «La voiture, plus que pour les riches» ou «Coûteuse, inutile, injuste», l'UDC a pu se lancer dans un de ses combats préférés: pour la liberté individuelle et contre des coûts supplémentaires.
Ces douze centimes (au maximum!) d'augmentation du prix de l'essence a été ancré profondément dans les esprits des votants. Deux centimes sont déjà en vigueur aujourd'hui, il ne s'agissait en réalité qu'une hausse éventuelle de dix centimes.
Une campagne millimétrée
Le calcul a été vite fait pour une partie des votants: nous ne pouvons pas nous le permettre. Comme souvent, le timing a été déterminant. Au plus fort de la crise du Covid, la population a évité les transports publics, perçus comme des lieux d'infection en puissance. Se rendre dans sa propre voiture au travail ou chez le médecin était une sécurité. La renaissance de la voiture.
Les opposants à la loi ont réalisé une campagne ciblée, quasi millimétrée. Les affiches ont non seulement fleuri au bord de la route, mais les messages anti-loi CO₂ ont été martelés aux automobilistes en temps réel.
Comment? Grâce à la technologie DAB+. Sur l'écran — de plus en plus grand — qui affiche la couverture de l'album en cours ou le logo de la radio, il y a des espaces publicitaires. C'est ainsi que la campagne du non s'est invitée dans les voitures de 300'000 automobilistes.
Près de 5 millions de véhicules individuels
Souvent décrite comme un le pays des transports publics, la Suisse n'en est pas moins un paradis pour automobilistes. Selon l'Office fédéral de la Statistique (OFS), il y a six millions de véhicules en circulation. Parmi ceux-ci, 4,6 millions sont des véhicules individuels, soit le double d'il y a 40 ans. Cela représente un total de presque 100 milliards de kilomètres annuls.
Huit actifs sur dix sont des pendulaires. Plus de la moitié d'entre eux se rendent en voiture au travail. Et les véhicules sont de plus en plus gros. «Les gens aiment les voitures qui combinent la liberté et l'esthétique», analyse Christian Fichter. En matière d'esthétique, plus c'est gros, plus c'est au goût des Suisses: aucun pays en Europe n'a autant de SUVs en circulation.
En 2018, la part de ces véhicules (de l'anglais «Sport utility vehicles», des utilitaires sportifs) représentait 36% des ventes de voitures neuves. Selon des chiffres obtenus par nos collègues de SonntagsBlick, nous avons dépassé les 40%. Et sur les 20 modèles les plus vendus, 11 sont des SUVs.
«La Suisse est le paradis des grosses voitures»
Chercheur en mobilité à la ZHAW, la Haute école zurichoise pour les sciences appliquées, Raphael Hörler le résume en une phrase: «La Suisse est le paradis des grosses voitures». Pour le spécialiste, ce n'est pas seulement dû au fait que le population aime les carrosses proéminents, c'est aussi parce que ces modèles font l'objet d'une immense publicité. «Les constructeurs présentent les SUVs comme le véhicule ultime. En Suisse, ça marche particulièrement.»
Dans d'autres termes, alors qu'auparavant l'utilisateur réfléchissait plutôt à ses besoins, ce sont aujourd'hui des «valeurs immatérielles et émotionnelles» qui prédominent. «C'est dans notre nature de rechercher un certain statut social, puis de le montrer une fois que nous l'avons atteint», estime le psychologue Christian Fichter.
Ce qui signifie que les Suisses raffolent de voitures chères, rapides et «exclusives». Et peu importent l'environnement et les embouteillages, qui passent au second plan. Les bouchons représentent 30'000 heures par an? Les Suisses, en tout cas pour la majorité pro-voiture, sont prêts à faire face.
«Ils voulaient nous priver de notre paradis»
Directeur d'Auto-Suisse, Andreas Burgener fait partie des gagnants du week-end dernier. Il livre son analyse ainsi: «Avec cette loi CO₂, ils voulaient nous priver de notre paradis. Ils ont échoué!» Le paradis de Burgener, c'est une Suisse où «personne nous oblige de changer de comportement en rendant des choses plus chères».
Son argument principal? «La voiture, peu importe sous quelle forme, est dans notre ADN. Aussi chez les jeunes.» Les jeunes, précisément, ont contribué au rejet de la loi. C'est l'un des enseignements des analyses post-votations. Motif le plus souvent cité: la peur de coûts trop élevés.
Pour le psychologue Fichter, c'est un gros enseignement. «Les politiciens ont été très naïfs. Bien sûr que les gens veulent agir contre le réchauffement climatique, mais renoncer à la liberté individuelle motorisée est la concession qu'ils auront le plus de mal à faire.»
L'essence va continuer de couler à flots
Que pense Auto-Suisse du changement climatique? «Ça m'est égal, si les voitures fonctionnent avec de l'essence ou deviennent électriques», assure Andreas Burgener. Ce qui énerve le sexagénaire, c'est que les centres urbains veulent bannir la voiture. Absurde, estime-t-il. «Les citadins veulent le loup mais pas de voitures, alors que la population dans les campagnes ne veut pas du loup mais a besoin de voitures.»
Voilà notre pays profondément divisé. Et comme ce n'est pas encore demain que le parc automobile deviendra électrique, l'essence va continuer de couler à flots pour assurer les milliards de kilomètres annuels des amateurs de «liberté».