«Les gens pètent les plombs!»
A la recherche de l'homme bleu à Delémont

Le 10 novembre, la Suisse romande apprenait l'existence d'un patient intoxiqué à la poudre d'argent, dont la peau restera bleue à vie. Blick est parti sur ses traces, entre le bureau du maire de Delémont, la cafétéria de l'Hôpital du Jura et l'Hôtel du Bœuf.
Publié: 20.11.2021 à 06:41 heures
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Dernière mise à jour: 20.11.2021 à 09:28 heures
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Amit JuillardJournaliste Blick

Je reviendrai à 14h, après avoir rencontré le maire. La cafétéria de l’Hôpital du Jura à Delémont aura alors rouvert ses portes, fermées depuis 11h ce jeudi matin. Peu importe: j’ai beaucoup de monde à voir, même si je ne le sais pas encore à ce stade. Et une seule vraie question à poser: savez-vous qui est l’homme à la peau bleue?

La question obsède la Suisse romande — en tout cas quelques journalistes… — depuis le 10 novembre. Souvenez-vous: ce matin-là, la RTS révèle l’existence de ce patient particulier. En cause: une intoxication irréversible — les symptômes ne disparaîtront jamais — aux particules d’argent, ingérées avec l’objectif de renforcer son système immunitaire. Aux allures de Schtroumpf s’ajoutent des lésions au foie et au cœur. Il souffre d’argyrisme. Mais aucune autre information ne filtre. Les sources jurassiennes de Blick, d’habitude très bien informées, n’en savent pas davantage.

Qui peut bien être au courant de quelque chose? Un commandant de la police cantonale, ça sait tout, non? «Non, me déçoit d’entrée le sympathique Damien Rérat. Je n’ai absolument et sincèrement aucune information sur le sujet puisque je n’ai pas été saisi par le Ministère public. Mais peut-être que ça cause en vieille ville!» Fin du téléphone.

23’000 courriels estampillés «Covid»

En plein centre de ladite vieille ville, le majestueux Hôtel de Ville. «Comme vous pouvez le voir, mon bureau est vide depuis le début de la pandémie. On est bien à la maison pour travailler.» Damien Chappuis, 42 ans, dirige sa commune de 12’000 âmes depuis 2015. Il pose son iPhone — lourd comme 23’000 courriels estampillés «Covid» — sur la table anciennement exécutive. «Sincèrement, je ne sais pas qui est cette personne. Je ne vais jamais grailler dans le journal de police par exemple, même si j’y ai accès. C’est une règle que je me suis fixée.»

Mais il s’autorise un commentaire. «Cette histoire est bien triste, j’ai mal au cœur pour cette personne. J’imagine qu’elle a peut-être voulu se prémunir contre le Covid. C’est interpellant de voir des citoyens chercher à prévenir la maladie de la sorte, sans en connaître les effets secondaires, alors que nous avons des vaccins validés par l’autorité fédérale compétente. J’aurais préféré que cette ville soit mise en valeur autrement. Ça ne me réjouit pas plus que ça que la presse doive s’intéresser à ce cas.» Après la photo, lui aussi me pointe les rues de la vieille ville.

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Damien Chappuis, sur les marches de «son»...
Photo: Amit Juillard

«J’ai jeté mon argent colloïdal à la poubelle!»

Personne ne m’indique l’hôpital. Dans l’espace fumeurs devant l’entrée de son bâtiment principal, une voix rauque prend le soleil sur une chaise roulante. «Ah! Vous êtes là pour ces histoires d’argent colloïdal? J’en avais chez moi, pour me frictionner le genou. Je n’en ai jamais bu, mais quand j’ai vu ce que ça pouvait faire, j’ai tout jeté à la poubelle. C’est un ami qui me l’avait vendu: 25 francs pour un petit flacon comme ça. Il cherche à s’acheter une machine pour pouvoir en fabriquer. Ici, dans le Jura, certains le font chez eux!» Les antivax, le football, les réseaux sociaux, les prothèses de genoux: Céline — c’est le prénom qu’elle s’est choisi pour que sa connaissance aux mains d’argent ne puisse pas la reconnaître — est volubile. «En tout cas, ça fait plusieurs jours que je suis là et je n’ai pas vu l’homme tout bleu.»

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Céline, de son prénom d'emprunt, préfère rester anonyme. Elle a jeté la potion magique qu'elle avait achetée à un ami.
Photo: Amit Juillard

Derrière les portes coulissantes, contrôle de mon certificat Covid. «Je vais juste à la cafétéria.» J’y laisse traîner mes oreilles et ma tasse de déca. Rien. «J’ai essayé de voir s’il traînait dans les couloirs, mais je ne l’ai pas vu, glisse, malicieuse, cette infirmière. On n’en parle pas trop entre nous…» D’autres, visiblement craintives, font mine de découvrir l’existence de ce malade dont tous les médias ont parlé. «Lutter contre les croyances, c’est difficile, soupire plus tard sur la terrasse une autre employée. C’est comme les gens qui font des jeûnes pour soigner leur cancer…» Toutes me renvoient vers le porte-parole, qui ne donnera pas davantage de détails. Impossible de savoir si l’homme est toujours hospitalisé.

En chemin pour le centre-ville, un groupe d’ados sort de l’école des soins infirmiers. «Moi, je connais cette histoire, s’avance Lylou Meyer, 17 ans, future assistante socio-éducative. Les gens pètent vraiment les plombs avec le Covid et le vaccin!» Elle accepte presque de poser pour la photo avant d’avoir entendu la question.

Lylou Meyer n'a pas hésité longtemps avant d'accepter de prendre la pose.
Photo: Amit Juillard

Où ragots et ragoût s’entremêlent

A l’Hôtel du Bœuf, restaurant de la place où ragots et ragoût s’entremêlent, Tamara me parle de son chat. «J’ai soigné son œil infecté avec de l’argent colloïdal: en trois jours, il n’y avait plus rien! Depuis, j’en utilise pour soigner mes plaies, si je me coupe par exemple. L’usage externe est très efficace. C’est l’usage interne qui est dangereux: il ne faut pas en boire!» Trois hommes goguenards quittent leur table et son tapis de cartes. «On ne sait pas qui est l’homme bleu, mais on se réjouit de carnaval. En tout cas, c’est sûr, si on reste ici trop longtemps, on va devenir tout noirs.» Traduction: tout bourrés.

Tamara est une adepte des médecines alternatives qui prend ses précautions.
Photo: Amit Juillard

Un thé de menthe plus tard, Herbert Ludwig, propriétaire à moustache, se pose à la stammtisch avec Pierre-André Raboud et Fabrice Mahler. «T’es au bon endroit pour mener ton enquête, m’assure ce dernier. Mais si Herbert ne sait rien, tu ne sauras rien. Tu veux quelque chose à boire?» Non, merci, c’est gentil, je ne vais pas vous embêter trop longtemps. En plus, Herbert ne sait rien. «On n’a rien entendu, on ne sait pas qui est cette personne. Mais quel couillon! Avec un peu de chance, c’est un antivax, un Raoult qui mange de la térébenthine! Enfin… Va voir chez le Flückig’r à côté, chez les coiffeurs, ça parle…» Chou blanc aussi.

Ça se corse: Herbert Ludwig, Pierre-André Raboud et Fabrice Mahler (de gauche à droite) n'ont pas davantage d'informations que le coiffeur d'à côté.
Photo: Amit Juillard

Dernière chance

A la droguerie Morgenthaler, en contrebas, on vend une cure contre les refroidissements à base d’or, de cuivre et d’argent, sous forme d’oligoéléments très dilués. Mais on se refuse à tout commentaire. Comparée à un flacon d’argent colloïdal — dans lequel des particules du métal flottent — la potion en vente ici est sans danger. «C’est la dose qui fait le poison, me confirmera le lendemain Thierry Buclin, professeur en pharmacologie à l’Université de Lausanne. Mais il suffit de quelques grammes qui s’accumulent…»

Pas un hasard, donc, si la commercialisation de l’argent colloïdal pour une consommation orale est interdite en Suisse. Son efficacité médicale n’est d’ailleurs pas attestée. C’est en revanche un bon désinfectant. C’est l’heure, la droguerie va fermer. Je repars bredouille mais pas désargenté. Je n’aurai pas trouvé l’homme à la peau devenue bleue.


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