C’est comment qu’on dit déjà? «Raide comme la justice de Berne»? Désolé, mais il y a un doute. Un léger doute… Non, un gros doute, dans la capitale! Chez nous, en Suisse, on aime quand ça file droit, c’est vrai. Pourtant, à entendre les experts de l’Organisation des Nations unies (ONU), qui ont récemment mené un audit sur l’application des droits des personnes handicapées en Suisse, on manque (un peu) de rigueur.
J’ai toujours été un peu boomer dans l’âme. Alors, imaginez-vous le bruit de la bande d’une bonne vieille cassette qui se rembobine rapidement. Vous l’avez? Super. Nous sommes en 2014. C’est le début de la guerre du Donbass, en Ukraine. En Amérique, au Brésil, on joue la Coupe du Monde et — attention spoiler — l’Allemagne gagnera. Le désormais bien discret Didier Burkhalter était alors président de la Confédération. Secondé par l’indétrônable Simonetta Sommaruga. Au milieu de tout ça, évènement passé incognito, la Suisse ratifie la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). La première convention (comme l’indique son nom) internationale qui a pour but de définir les droits des personnes handicapées (comme l’indique aussi son nom).
La Suisse sur le grill
Huit années plus tard, en 2022, au début du mois de mars, la Suisse s’est soumise au premier audit mené par l’ONU sur l’application de cette fameuse convention. En fait-elle assez? Attention, encore spoiler: non. «Nous sommes flattés par votre déférence, mais sachez que nous n’allons pas revoir à la baisse nos attentes pour autant», a déclaré en ouverture de séance l’avocate australienne Rosemary Kayess, observatrice de l’ONU dans le cadre de cet audit. Le ton semble donné.
À Genève, dans les bureaux de l’association faîtière Inclusion Handicap, on n’hésite pas franchement à enfoncer le clou et à soutenir les doléances onusiennes: «J’ai assisté aux discussions entre le Comité des droits des personnes handicapées (ndlr: de l’ONU) et nos représentants nationaux, explique Cyril Mizrahi, avocat spécialisé et député socialiste au Grand Conseil genevois. La Suisse se retrouve véritablement sur le grill et doit se justifier par rapport aux différents manquements.»
Un audit sévère
Un audit, probablement sévère, ok. Mais pour quelles raisons et pour quelles perspectives? Pour mieux comprendre les enjeux, il fallait se rendre sur la Place fédérale, à Berne, le 9 mars dernier. Devant l’antre du pouvoir, une centaine de personnes, sous les premiers rayons du soleil printanier, est venue annoncer la couleur. «Handicap: à quand des droits égaux?», lit-on sur les banderoles des manifestants, pour la plupart directement concernés. «Je suis ici, parce que j’en ai marre de devoir me demander chaque matin si mon train sera accessible pour moi ou non, s’agace Tina, une jeune fribourgeoise rencontrée dans la foule. Il y a un quart de la population suisse qui est en situation de handicap, et ça ne va pas s’améliorer avec le vieillissement de la population. Il est donc urgent que notre gouvernement accepte enfin de ratifier le Protocole facultatif de l’ONU!»
Ce Protocole facultatif, c’est un petit peu comme cette pièce-jointe que vous avez oublié d’annexer à votre mail dont l’objet est pourtant «Annexe pour compta’». Un document qui, selon une pétition lancée par les associations de défense des droits des personnes avec handicap, permettrait de compléter l’actuelle CDPH et ainsi permettre aux quelques 1’700’000 Suisses concernés de saisir les Nations unies en cas de violation de leurs droits. Une sorte de protection juridique.
Cyril Mizrahi explique encore: «Le Comité onusien a déjà pu formuler à la Confédération ses inquiétudes sur la manière dont on articule, par exemple, les curatelles dans notre pays. Au moment où l'on se parle, nous sommes dans une logique du 'faire à la place de l’autre', alors que les experts du Comité préconisent depuis toujours le 'faire avec l’autre'. Ce n’est pas parce qu’une personne est placée sous curatelle qu’elle doit être privée de donner son opinion sur sa vie.»
«N’essayez pas de nous réparer»
D’ailleurs, sur le sujet de la réhabilitation, la phrase d’un expert se détache, toujours dans cette perspective d’autodétermination: «N’essayez pas de nous réparer. Acceptez-nous simplement.» Selon Inclusion Handicap, notre société est actuellement dans un changement de paradigme. Elle estime, toutefois, que, ça, la Berne fédérale ne semble pas l’avoir tout à fait intégré. Dans ses revendications, l’association nationale espère une meilleure considération des droits fondamentaux, comme par exemple une diminution des financements de nouvelles places d’institutions spécialisées, au profit d’un développement des outils permettant une vie à domicile en toute autonomie. Mais la faîtière prévient: tout n’est pas question d’argent.
Mais, alors, qu’adviendra-t-il de ce rapport attendu? La Suisse est-elle consciente qu’elle n’en fait pas assez? «Le rapport de recommandations remis par l’ONU ces prochaines semaines va être exigeant, observe Maître Mizrahi. Mais, pour la Suisse, je n’estime pas que ce sera une surprise. Évidemment, on ne peut pas demander autant à un pays en voie de développement qu’à un pays riche. Nous sommes un pays en voie de développement? On ne fait pas rien, mais, en comparaison avec d’autres pays qui ont la même aisance financière que le nôtre, non, on ne fait pas assez.»
Et maintenant?
Après la remise de ce rapport, qui n’aura aucune conséquence restrictive — disons-le —, les associations spécialisées souhaitent, malgré tout, une amélioration effective dans le libre choix du lieu de résidence et de la forme de vie, une éducation davantage inclusive, une participation sociale garantie par un accès au marché du travail, la mise en place d’une protection contre la discrimination liée au handicap, ainsi qu’un accès aux droits politiques et juridiques. Tout un programme!
Dans l’agitation de la foule réunie devant le Palais fédéral, alors sur le départ, Tina m’agrippe brusquement la manche: «En fait, si on arrêtait déjà de prendre les personnes handicapées pour des victimes de la vie, malades, qu’il faut à tout prix protéger, ce serait déjà un bond de géant. Le handicap, ce n’est pas 'juste' un enjeu socio-sanitaire que nos politiques doivent traiter de temps en temps. Le handicap, c’est avant tout un enjeu de droits humains!»