La face de l’Europe a changé après le D-Day. Au regard de l’Histoire et de ce qui s’est passé après le Débarquement allié du 6 juin 1944 sur les plages de Normandie, cette affirmation est incontestable. La «route de la liberté» toujours commémorée, 80 ans plus tard, par une borne érigée devant la mairie de Sainte-Mère-Eglise, a bel et bien été ouverte par les forces de la coalition, commandées par le Général Eisenhower, jusqu’à la reddition allemande des 8 et 9 mai 1945, à Reims puis à Berlin.
Doit-on en revanche, à l’image du film «Le jour le plus long» de Darryl Zanuck (1962) tout céder à la légende et à l’histoire revisitée par les nécessités du présent? Pas sûr. En cette journée de commémorations en Normandie, en présence de Joe Biden et d’une vingtaine de chefs d’État ou de gouvernement étrangers venus entourer Emmanuel Macron, certaines interrogations sont légitimes. En voici cinq.
Le D-Day n’a pas fait seul la différence
Il est important de le redire devant les images des plages normandes du Débarquement, présentées comme le lieu où la libération de l’Europe du joug nazi a commencé. Pour la plupart des historiens, le tournant décisif de la Seconde Guerre mondiale, sur le Vieux Continent, est plutôt la défaite nazie à Stalingrad, concédée en février 1943 devant l’armée rouge et l’ex-Union soviétique. A partir de cette date, l’opération Barbarossa d’invasion de l’ex-URSS devient une plaie que le Troisième Reich ne parviendra jamais à cicatriser.
Il faut redire aussi l’importance, pour l’armée américaine, de la bataille navale de Midway qui, en juin 1942, stoppe l’avancée jusque-là irrésistible des troupes japonaises dans le Pacifique. Pour revenir sur le théâtre d’opérations européen, une autre date est décisive: le Débarquement allié en Provence le 15 août 1944. A partir de cette date, les troupes nazies en France sont prises en tenaille.
Le D-Day n’est pas la victoire de la démocratie
On ne peut pas parler du débarquement allié en Normandie sans avoir en tête les deux conférences de Téhéran (décembre 1943) et Yalta (février 1945). Dans les deux cas, les démocraties représentées par Roosevelt et Churchill cèdent face au rouleau compresseur soviétique de Joseph Staline, équipé et armé en partie par les États-Unis. L’idée selon laquelle l’Europe se retrouvera divisée après la Seconde Guerre mondiale – le fameux «rideau de fer» – est actée.
Il est évident que les États-Unis n’iront pas jusqu’à défendre les peuples et les pays dont l’ex-URSS prend le contrôle par la force. Le 6 juin 1944 préfigure la division de l’Europe continentale, et celle de l’Allemagne. Alors qu’à l’autre bout du monde, en Asie orientale, le général américain Mac Arthur refuse, lui, tout compromis avec les communistes chinois de Mao Tse Toung. Ce qui n’empêchera pas ces derniers de prendre le pouvoir en Chine en 1949.
80 ans après le 6 juin 1944, Emmanuel Macron a fait le lien entre le monde à libréer d'hier et la résistance d'aujourd'hui à la Russie: «Face au retour de la guerre sur notre continent, face à la remise en cause de tout ce pour quoi ils se sont battus face à ceux qui prétendent changer les frontières par la force ou réécrire l’histoire, soyons dignes de ceux qui débarquèrent ici. Votre présence ici, en ce jour, monsieur le président d’Ukraine, dit tout cela», a-t-il déclaré face à Volodymyr Zelensky, lors de la cérémonie internationale organisée à Omaha Beach.
Le D-Day est un jour ambigu pour la France
Le Général de Gaulle est furieux. Informé par Churchill, juste avant l’assaut des plages normandes, de l’opération Overlord, le chef de la France libre enrage d’avoir été tenu à l’écart par ce président américain avec lequel il ne s’entendra jamais: Franklin D. Roosevelt. Il faudra toute la diplomatie du Général Eisenhower pour calmer le jeu, puis toute l’habileté de De Gaulle pour réussir, le 14 juin, à débarquer en France et à défiler triomphalement dans Bayeux, où il installe le premier préfet de la nouvelle administration française.
Les effectifs militaires disent d’ailleurs toute la différence: le 6 juin 1944, trois cents Français dont les 177 membres du commando Kieffer, sont dans les barges de Débarquement. En août 1944, la première armée française qui débarque en Provence compte 255'000 hommes, dont de nombreux soldats originaires des colonies. L'aide apportée à ces deux opérations par la résistance intérieure fut évidemment cruciale. Ce 6 juin 2024, le roi Charles III a d'ailleurs rendu hommage en français «au courage et au sacrifice des hommes et des femmes de la Résistance».
Le D-Day est un jour funeste pour les civils
Emmanuel Macron a tenu, ce mercredi 5 juin, à prononcer un discours à Saint-Lô, dans la Manche, pour rendre hommage aux dizaines de milliers de civils tués sous les bombes alliées. C’est une réalité qui sera, à l’époque, exploitée à plein par la propagande du régime de Vichy, qui vit ces derniers mois.
Les bombardements aériens de la coalition aplatissent des villes entières et jettent sur la route de l’exode des populations de l’ouest jusque-là plutôt préservées des horreurs du conflit. La terrible et très meurtrière bataille de Normandie qui suivra entraîne un tribut plus lourd encore. La mémoire du 6 juin 1944 n’est pas seulement celle d’une «libération». Il faut aussi se souvenir, face au sacrifice des alliés, des pertes de la Wermacht. Plusieurs cimetières militaires existent en Normandie. Le Chancelier allemand Olaf Scholz est présent aux cérémonies.
Le D-Day doit beaucoup à l’armée rouge
C’est l’aspect le plus polémique de ces cérémonies du 6 juin 2024, qui se déroulent en présence de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien invité par Emmanuel Macron, alors que Vladimir Poutine était présent le 6 juin 2014, malgré son annexion de la Crimée quelques mois plus tôt. Au printemps 1944, la pression de l’armée rouge est l’obsession numéro un d’Hitler. C’est parce qu’il redoute l’invasion soviétique que le Führer refuse de dégarnir son front Est, et décline les demandes de renforts du commandant en chef de l’Atlantique, Erwin Rommel.
Les millions de morts russes, loin de la Normandie, furent la condition stratégique du succès du D-Day. Il faut aussi avoir en tête que de nombreuses unités de la Wehrmacht positionnées en Normandie étaient composées de recrues forcées venues de différents pays de l’Est, ou de régions russes ratissées par les nazis. Il y avait des Ukrainiens parmi ces troupes allemandes. La Russie n’a pas été conviée à la cérémonie d'Omaha Beach, «compte tenu de la guerre d’agression que mène la Russie contre l’Ukraine, et qui s’est encore intensifiée ces dernières semaines», avait fait savoir la présidence française. Emmanuel Macron a toutefois, ce 6 juin, rendu hommage à l’effort de guerre soviétique.
L’histoire peut être revisitée. Elle ne doit pas être réécrite.