Je n’avais pas anticipé cette autre facette des commémorations du débarquement allié du 6 juin 1944. Je ne savais pas, vu la colère récurrente en France contre les États-Unis, que 80 ans après les vagues de soldats américains, britanniques et canadiens (plus les 177 Français du commando Kieffer) tués sur les plages de Normandie pour libérer l’Hexagone du joug nazi, la nostalgie et l’envie d’Amérique seraient au rendez-vous. Grave erreur. Joe Biden pourra le constater lui-même lorsqu’il arrivera ici ce jeudi: son pays et son armée ont toujours la cote.
Me voici à Ouistreham, seule ville libérée le 6 juin par les soldats de la France libre. Paul et Marlène, octogénaires venus de Lorraine, aux portes de l’Allemagne et du Luxembourg, partagent une moitié de banc sur la plage avec un couple de jeunes descendus de Bretagne. Paul n’a pas revêtu l’uniforme d’époque d’officier américain qu’il affirme avoir dans son armoire, «à la maison». «J’ai trop grossi. Je ne rentrais plus dedans», se justifie-t-il en riant.
Son voisin Laurent, venu avec des amis sur la plage, porte en revanche fièrement une redingote imperméable kaki, copie conforme de celles distribuées en juin 1944 aux GI’s avant qu’ils ne foulent le sol français. Laurent débarque juste d’un défilé de collectionneurs sur Omaha Beach, la plage la plus meurtrière de l’assaut du D-Day. Où il affirme avoir parlé, pendant au moins une heure, avec un peloton de jeunes «rangers», des soldats des forces spéciales américaines tout juste débarqués de leur base, en lointaine Caroline du Nord.
Les gaffes de Biden
L’Amérique de 2024, présidée par l’octogénaire Joe Biden après l’avoir été par l’imprévisible Donald Trump, est souvent critiquée par les médias et une partie des commentateurs ou dirigeants français. Idem dans le reste de l’Europe, même si la France est, au sein de l’Alliance Atlantique (l’OTAN), le pays membre sans doute le plus turbulent. Les militaires américains avec qui j’échange sur ce sujet ne sont pas surpris. Un officier arrive de sa base en Italie. Un autre est en poste à Ramstein, en Allemagne, l’un des QG de l’OTAN. Ils reconnaissent, protégés par l’anonymat, que l’âge de Joe Biden, ce président de 81 ans dont tout le monde redoute les gaffes, les erreurs factuelles, ou les accidents de santé, est un réel motif d’inquiétude. Ils savent que le chaos dans lequel se complaît Donald Trump, empêtré dans ses procès et ses menaces, inspire avant tout la peur à ses alliés.
Justement: rien de tout cela ici. A Ouistreham, comme à Bayeux ou à Sainte-Mère-Église, cette municipalité rendue célèbre par le film «Le jour le plus long» (avec la scène du parachutiste américain accroché à son clocher, auquel un mannequin plastique, pendu sur le flanc de l’église, rend hommage) l’heure est au contraire à l’éloge de l’Amérique et de ses alliés: le Royaume-Uni et le Canada. Sur les vitrines des magasins, des fresques peintes disent «Welcome», ou «Come again to free us» (Revenez nous libérer). Les États-Unis de cette année 1944 semblent ressuscités.
Roosevelt, Président respecté
1944. Il y a tout juste quatre-vingts ans. Franklin Delano Roosevelt était alors un président respecté, bien que physiquement atteint. Le fait qu’il ait attendu l’attaque de Pearl Harbor, le 6 décembre 1941, pour entrer en guerre, appartenait au passé. Ses bisbilles avec De Gaulle n’empêchaient pas l’admiration collective. Dwight Eisenhower, son commandant en chef, était un très fin politique dont la prouesse fut de faire fonctionner l’armada coalisée du 6 juin, le jour de l’opération Overlord. «A cette époque, on ne se révoltait pas. Le pays était en guerre, on lui devait loyauté, témoigne Jess Weiss, 28 ans lors du débarquement, dans «Nous y étions» (Ed. Grasset) le recueil passionnant de témoignages de vétérans réuni par Annick Cojean. C’était un honneur que de pouvoir le servir et libérer la France.»
J’interroge Paul, le retraité lorrain rencontré à Ouistreham, sur cette Amérique-là. Est-elle la même que celle de 2024? «Je ne suis pas trop l’actualité, se défausse-t-il, mais ce que l’histoire nous enseigne, c’est que ce pays a une force incomparable. Et que sans le sacrifice de ses boys, nous parlerions allemand et nous ferions le salut nazi.» J’avais posé la même question, une heure plus tôt, sur la place de Sainte-Mère-Eglise au propriétaire d’une Jeep Willys d’époque, entièrement remise en état.
Patrice, 75 ans, est garagiste retraité. Il est venu de la banlieue parisienne. Sa femme Cécile est venue avec lui. Son calot de feutre bien vissé sur le crâne, il se lève pour ouvrir le capot de sa jeep et nous montrer le moteur flambant neuf: «C’est ça l’Amérique, rigole-t-il. Elle se répare toujours. Je suis venu ici pour le 50e, le 60e et le 70e anniversaire du débarquement. Les Américains que je rencontre sont toujours aussi optimistes, résolus, volontaires. Ce sont de bons gars et de chouettes filles. C’est difficile de ne pas les aimer.»
Collectionneurs et nostalgiques
La Normandie est le champ de bataille de la nostalgie. Tous ces collectionneurs de vieilles voitures, de memorabilia guerriers (vieux chars d’assaut, canons, mitrailleuses, uniformes) se sont d’abord donné rendez-vous pour célébrer leur passion. Mais un coup d’œil sur les bas-côtés, dans les bistrots, sur les terrasses de restaurants ou dans les bourses aux souvenirs militaires, permet vite de comprendre que l’armée américaine a bien plus de fans que les armées britanniques ou canadiennes. Comme si le 6 juin 1944 rejoignait «Top Gun» dans le culte de la force militaire la plus puissante du monde, à l’heure où Vladimir Poutine défie l’Occident en Ukraine.
Faut-il, aujourd’hui, redouter un désengagement des États-Unis du continent européen? Tous les passants habillés en GI’s que j’interpelle me répondent oui. Tous approuvent le fait de ne pas avoir invité Vladimir Poutine aux cérémonies, alors qu’il l’avait été en 2014 pour la cérémonie officielle à Ouistreham, malgré l’annexion de la Crimée quelques mois plus tôt.
«Nos frères et sœurs»
Patricia est adjointe au maire de Vierville-sur-mer, l’une des communes qui dominent Omaha Beach. Secrétaire médicale, elle a revêtu une tenue d’infirmière militaire de 1944. «Je crois qu’il ne faut pas tomber dans l’admiration sans retenue des Américains, nuance cette lectrice passionnée d’ouvrages historiques sur la libération de la France. Ils ont par exemple tout fait pour écarter De Gaulle, jusqu’à ce que ce dernier s’impose et arrive à Bayeux, le 14 juin 1944. Mais regardez autour de vous: il est impossible de nier qu’un amour existe entre la France et les États-Unis. C’est une passion mutuelle. Les Français n’ont pas peur des Américains. Ils sont nos frères et sœurs.»
Et Poutine? Et le sacrifice de l’armée rouge en 1944? Les réponses sont moins catégoriques. La comparaison entre la libération de la Normandie et la guerre en Ukraine n’est pas spontanée. Certains rechignent à faire le parallèle. La présence de Volodymyr Zelensky aux côtés des alliés d’hier, alors que de nombreux Ukrainiens recrutés de force portaient l’uniforme allemand en 1944, suscite d’ailleurs peu d’approbations de la part de ces experts militaires amateurs, tous fins connaisseurs des dates, des combats, des circonstances dans lesquelles le D-Day se déroula.
La route de la liberté
A Saint-Mère-Église, le gérant de la crêperie Cauquigny indique devant nous à un groupe de soldats américains comment se rendre à la mairie voisine. Ils veulent se faire photographier devant la borne «Kilomètre Zéro», édifiée en 1944 pour symboliser l’ouverture de la route de la liberté qui devait conduire jusqu’à Berlin, et à la chute du Troisième Reich. Je les accompagne. La borne est bien là, tout juste repeinte. Bleue et rouge. Encadrée des drapeaux français et alliés. En 2024, la nouvelle route de la liberté va-t-elle jusqu’à Kiev? Ou jusqu’à Moscou? Tous ces grands gaillards en uniforme couleur sable me sourient. Ils réajustent leurs bérets rouges. Mais aucun ne m’a répondu oui.